Le voyage d’André Fiot
Le voyage d’André Fiot
Si la façon de vivre au Québec et plus particulièrement en Gaspésie en 1930 vous intéresse, vous serez sans nul doute captivés par l’intégralité du récit que fit le Sieur André Fiot, un Français travaillant à Washington, de son aventure pittoresque et haute en couleur vécue à Sainte-Anne-des-Monts et dans l’arrière-pays sauvage!
Bonne lecture!
Qui est la gazette du très remarquable périple que fit entre le dix-huitième jour de juin en l’an de grâce mil neuf cent trentième et le septième du mois suivant, le Sieur André Fiot, disciple de Saint-Hubert, en terre neuve de Canada, dite nouvelle France, située en l’Amérique du Nord vers la mer douce et derniers confins de la fédération des États adjacents, avec succincte narration d’une expédition dans la région de Gaspé et brief récit des particuliers us, coutumes et langage des habitants d’icelle.
Je viens de faire un beau voyage en Gaspésie.
Mon intention était à la fois de connaître plus amplement certains parents par alliance, en particulier la famille Leclerc, qui demeure dans cette péninsule canadienne et de vivre un peu dans un pays dont les rapports de notre Ministre à Ottawa aussi bien que les récits de ceux qui y avaient séjourné, m’avaient appris le caractère si français.
Ce voyage, que j’ai terminé le 7 de ce mois, restera définitivement gravé dans ma mémoire pour des raisons que j’expliquerai tout au long et qui sont le corollaire vivant de « Maria Chapdelaine » et de « Un homme se penche sur son passé ». Alors que le premier livre décrit la région située au Nord du Saint-Laurent et que le second est un récit de l’Ouest canadien, je vais parler de cette péninsule qui termine au Sud-Est le territoire de la Province de Québec, entre le Saint-Laurent, l’Océan et la Baie des Chaleurs, en face des côtes du Nouveau Brunswick.
Parti de Washington le 18 juin dernier, j’arrivai à Montréal de bonne heure le lendemain. Ma première visite fut pour Marie-Joseph en compagnie de qui je me suis rendu sur la tombe de Marie-Paule et de Louis. J’ai trouvé Marie-Joseph en excellente santé, il avait été assez fatigué l’année dernière, et possesseur d’une mine rose et réjouie. Je l’ai invité à rompre le pain et, à table comme plus tard pendant tout l’après-midi, nous avons le plus aimablement discuté de mille et un sujets religieux ou laïques, passant, avec la plus grande aisance, du spirituel au temporel.
Marie-Joseph, comme je l’ai maintes fois constaté, est un esprit ouvert, vif, délicat et plein de charmes. Il se montre déjà fort érudit et fait grand honneur à ses professeurs. Nous nous comprenons parfaitement et cependant nous avons, sur certains sujets, les vues les plus opposées que deux êtres humains puissent avoir. Nos idées sont parfois si divergentes qu’elles finissent presque par se rencontrer, en violation flagrante de toutes lois mathématiques. C’est ainsi que croyant, il dit « mystère »; sceptique, je réponds « agnosticisme », et nous convenons d’un commun accord et de la meilleure volonté du monde, que ce n’est, en somme, qu’une question de Foi – évidemment.
Nous avons longtemps parlé de l’Italie. Il m’a dit qu’il avait été invité à y aller. J’ai naturellement abondé dans ce sens et l’ai fort incité à accepter l’invitation. Il ne demande du reste pas mieux, mais attend l’occasion propice: la consécration à Rome de quelque Saint canadien, par exemple, pour mettre à profit l’offre aimable qui lui a été faite.
Marie-Joseph est en ce moment en vacances à la campagne, dans une propriété qui appartient en propre à l’ordre des Jésuites et qui est située près d’un lac, dans les montagnes qui s’étendent au Nord de Montréal. De là, il m’a déjà envoyé une gentille lettre, toute de prosélytisme, que j’ai reçue à Sainte-Anne-des-Monts.
À seize heures, j’ai pris le train pour Québec.
Avant de quitter Montréal, deux mots sur la ville. Je passe naturellement sous silence les questions de géographie pure, telles que démographie, superficie, etc., qui ne feraient qu’allonger mon récit sans supporter d’éléments nouveaux ou que l’on ne connaisse. Mais je tiens à souligner un fait qui, par comparaison, est tout à l’honneur de Québec et qui explique mieux que tous les récits historiques, pourquoi un Français aime d’emblée et définitivement cette ville.
À Montréal, deux races, française et anglaise; deux religions, catholique et protestante (et même une troisième, juive); deux langues, française et anglaise. À Québec, une race, une religion, une langue. C’est tout simplement une ville française. La Province de Québec tout entière étant, par ailleurs et incontestablement, le centre de la culture française en Amérique. Alors que Montréal est essentiellement une ville cosmopolite, Québec est, à tous points de vue, unilatérale exception faite, peut-être, (et encore parlent ils tous français comme nous) des trois officiers de la forteresse et du gérant de l’hôtel gigantesque que le « Canadian Pacific » a érigé dans la ville haute.
Québec ferait fort aristocratique figure n’importe où en France et nous aurions du reste de nombreuses raisons, beaucoup trop nombreuses pour que je les puisse toutes énumérer ici, d’en être fiers.
Ces petits considérants ayant été soulignés pour la clarté de ce qui va suivre, je reprends mon train où je l’avais laissé.
Quelques noms de gares en route: Assomption, Lanoraie, Berthier, Louiseville, Pointe du Lac, Trois-Rivières, Cap de la Madeleine, Sainte-Anne-de-la-Pérade, Les Grondines, Deschambault, Portneuf. Je crois superflu d’insister sur leurs racines ethnographiques: ça sent à plein nez la vallée de la Loire, en aval de Tours.
De cet observatoire sur rails qu’est la plate-forme du wagon de queue (en Amérique, la partie arrière du dernier wagon s’ouvre la plupart du temps sur une véranda en plein air, entourée d’un balcon ad hoc, en cuivre, et aménagée de façon à recevoir dans de petits fauteuils, entre huit et dix personnes) je vois défiler autour de moi un paysage tout de verdure, de forêts, de lacs et de rivières. Mais des rivières qui coulent à toute vitesse, qui ont des allures de torrents et qui en sont très souvent. Ces rivières sont innombrables, car on en croise à chaque instant, et elles vont toutes se jeter dans ce géant fluvial, le Saint Laurent. Elles sont claires et ressemblent beaucoup à la rivière « Cure » de Montsauche, bien que beaucoup plus fortes. La truite et le saumon y pullulent littéralement.
Des prairies immenses séparent quelquefois les forêts les unes des autres. Ces prairies, au seul point de vue esthétique et spectaculaire, ont le défaut qui est le propre des pays neufs. Elles sont découpées beaucoup trop arithmétiquement et forme un ensemble de rectangles bordés par des clôtures en bois, du plus malheureux effet. Il faut convenir que c’est commode, mais encore une fois c’est beaucoup trop ordonné et régulier. Si l’ordre est une satisfaction de l’esprit, admettons une fois avec Claudel, qu’un beau désordre, outre qu’il est un effet de l’art, fait en même temps les délices de l’imagination.
Si les clôtures en bois étaient remplacées par des haies vives et que les prés soient moins symétriques, on obtiendrait un paysage en tous points semblable à cette partie de la Bourgogne qui confine au Charollais. De gras pâturages où les vaches paissent, enfonçant dans l’herbe jusqu’au poitrail.
Tandis que j’admire le paysage et que je prête l’oreille à ce qui se dit autour de moi, un orage se déclare subitement avec une violence inouïe. Le ciel qui était clair, brusquement devient sombre. Avec des craquements sinistres la foudre tombe près de nous. Déjà la pluie se déverse à torrent et nous envisageons la nécessité de vider notre rotonde. Nous résistons cependant, captivés par la beauté de la chose, lorsqu’à un mille en arrière de nous et venant à toute vitesse dans notre direction, nous apercevons une trombe cyclonique. Notre frayeur ne connaît plus de bornes, la déroute se change en panique et, moi en tête, nous fuyons à l’intérieur, dans le gros du train. Là, nous attendons la fin du monde. Imperturbable, le train suit son bonhomme de chemin sur voie unique. Obéissant au tracé de la ligne qui, à cet endroit, fait un coude brusque, il nous sauve, sans le savoir, d’un sinistre qui eut fait les délices des journalistes. Mais nous avons eu bien peur.
J’arrive à Québec, tard dans la soirée où, fatigué par deux jours de voyage et un après-midi si bien rempli, je me couche sans plus amples formalités.
J’ai élu domicile provisoirement au « Château Frontenac », car tel est le nom du fameux hôtel dont il est parlé plus haut. J’aurai probablement, au cours de mon récit, l’occasion de revenir sur la magnificence de cet établissement. C’est aux dires du Prince de Galles, le plus beau du monde. Je le crois volontiers. Personnellement je ne saurais rien citer qui puisse être comparable ou qui soit susceptible de donner une idée de son luxe, de son élégance et de son confort. Peut-on imaginer, perché au sommet d’une ville, elle même suspendue, un gigantesque château féodal, d’aspect purement médiéval, flanqué à droite par une forteresse à la Vauban, faisant face au Saint-Laurent qu’il domine, et donnant au nord, sur la longue chaîne des montagnes Laurentides. Inondées le jour de lumière solaire et la nuit d’électricité, toutes les chambres sont extérieures. Je crois même qu’elles ont toutes deux lits, car chaque fois que j’y suis allé on m’a donné une chambre double. Dans chaque chambre, naturellement, salle de bains, eau chaude, eau froide, eau glacée (en été), chauffage central (en automne, en hiver et au printemps), téléphone, électricité (lumière et service, ce dernier pour les fers à friser, par exemple), tapis, tableaux, tentures. Enfin tout le confort et plus encore. Une armée de valets de pied, de servantes accortes et agréables à l’œil (j’allais dire au toucher), de cuisiniers, de marmitons, de maîtres d’hôtel, de coiffeurs, de télégraphistes, de garçons d’ascenseur, de cireurs, de garçons de salle, de comptables et de sous-directeurs, est jour et nuit sur le pied de guerre. Tout cela fourmille et grouille autour de soi. Il faut constamment prendre garde de ne pas marcher sur une soubrette ou sur un groom. On vous porte vos valises, vos bagages, votre chapeau, votre canne, votre mouchoir, vos souliers. Et tout ce délicieux commerce se pratique en français à cinq mille kilomètres de la France.
Le lendemain de mon arrivée, de bonne heure dans la matinée, je demande la communication téléphonique avec le couvent Jésus-Marie de Sillery. J’ai en effet, établi l’itinéraire de mon voyage de façon à emmener avec moi deux petites nièces qui suivent des cours dans cet établissement. La distribution des prix ayant eu lieu la veille, je n’ai plus qu’à annoncer ma présence et me rendre sur les lieux. Mais voici la sonnerie; je décroche l’appareil et je cause à Sillery. Je demande à parler à la Révérende Mère Marie du Bon Conseil qui, après Dieu est la directrice de l’endroit. On branche le fil. Stupéfaction, au lieu d’une voix autoritaire, revêche et sentant sa duègne, c’est une voix jeune, fraîche et musicale qui me répond. Je précise que c’est à la Mère du Bon Conseil que je désire m’adresser. On me répond que c’est elle-même qui parle. Plus de doute. Avec mes hommages, je me présente. Exclamation à l’autre bout du fil. La Mère Marie du Bon Conseil est ravie de me savoir à Québec, mais ajoute que les petites ont quitté depuis une demi heure le couvent (ne comptant sans doute plus sur mon arrivée) et se trouvent en ce moment à la traverse de Lévis. La traverse de Lévis, comme je l’ai su plus tard, est le bac à vapeur qui fait le service entre les deux rives du fleuve. Entièrement conforme au nom qu’elle porte, la Mère Marie du Bon Conseil me suggère tout un plan de guerre pour enlever mes nièces. Elle va téléphoner à la gare, dont le chef est son frère, et faire expédier les petites à l’hospice Saint-Joseph de la Délivrance où se trouve une mienne tante qui en prendra soin. Je me rendrai près de cette tante qui me remettra mon bien familial. Et voilà! Je remercie la jolie voix de son initiative et prends congé en promettant de lui rendre visite. J’y tiens, à son accent cette Révérende Mère doit avoir dix-huit ans.
Je fais ma toilette, déjeune et par le funiculaire, – la « ficelle » de Lyon, – descends vers le fleuve. Au moment où j’arrive, le bateau part. Investigation faite, il y en aura un autre dans vingt minutes, et je me promène. À mon retour, le deuxième bateau est depuis cinq minutes sur l’eau. Cette fois je demeure sur place ne voulant plus perdre de temps. Je prends le troisième ferry et bientôt me trouve sur l’autre rive. Je me fais conduire à l’hospice en question. Je monte un escalier et me dirige vers une porte d’où sortent deux petites filles, l’air embarrassé et les mains pleines de paquets. Je me parie que c’est ma famille. Doutant, encore une fois de mon arrivée, elle s’en va philosophiquement ailleurs. La sœur converse à qui j’exprime mon espoir et ma confusion, me confirme le fait en ajoutant que la tante qui devait recevoir les petites se trouve à l’institution Roy et Rousseau où elle suit un traitement pour quelque mal bénin. Je fais connaissance, prends, en l’embrassant, possession de mon bien et nous retournons à la traverse. Mon passage ayant été signalé, André D’Anjou et sa femme m’attendent avec leur automobile. Congratulations, embrassades et serrements de mains. En caravane nous nous dirigeons vers « Roy et Rousseau » et tombons finalement dans les bras de Sœur Saint-Josaphat, correspondante maternelle et notre tante. Cette charmante personne nous reçoit de l’aimable façon qui lui est coutumière et, pendant des heures, nous discourons de tous les sujets qui nous sont communs. Nous parlons naturellement d’Autun et de la joie que nous aurions à être tous réunis. C’est à regret que je prends congé de la sœur Saint-Josaphat mais le temps a passé vite et déjà le soir vient. Elle me promet d’écrire une longue lettre pour relater ma visite. Nous montons en voiture et partons. Je me retourne près de la grille du parc et je vois encore une fois cette bonne tante qui, du perron de l’établissement, me fait des signes d’affectueuse amitié.
Le lendemain à neuf heures, je traverse le fleuve pour me rendre à la gare de Lévis où André D’Anjou et sa femme ont conduit les petites. Nous sommes armés au long cours. Outre un gigantesque sac de voyage contenant mes bottes cuissardes, j’emporte une canne à pêche pour taquiner la truite. Le reste de ma famille nage au milieu de boîtes grandes et petites et de sacs hétéroclites. Nous casons nos richesses aux quatre coins du compartiment et, prenant congé de nos hôtes, nous nous établissons confortablement dans trois fauteuils de peluche verte.
Le train s’ébranle au son de la cloche marine dans le genre de celles que l’on entend à l’entrée des goulets par temps de brume. Je me crois en mer. Pour mettre un comble à l’illusion, nous côtoyons immédiatement le fleuve, où les paquebots de haute mer et les cargos au long cours se croisent devant nos yeux jamais rassasiés. Le spectacle est unique. La fenêtre de mon compartiment devient un écran cinématographique d’où j’assiste à un défilé merveilleux et kaléidoscopique de vues tour à tour marines, alpestres, agrestes et champêtres. Le fleuve fait place à la forêt vierge, puis la forêt au fleuve, le fleuve à la campagne, celle-ci aux lacs, ceux-là aux torrents, et ainsi de suite. Mes deux petites compagnes qui pourtant connaissent ces lieux qu’elles ont souvent fréquentés, s’écrient à chaque instant: « C’est beau, comme c’est beau! » Je ne dis rien, mais je pense dix fois plus.
Mon âme de chasseur, de pêcheur et de marin ne se sent plus et pour un peu je me livrerais à toutes sortes de manifestations enfantines. Le Canada quoi!
Mais voici les premières stations: Saint-Michel, Saint-Vallier, Montmagny (cette fois ça sent les Vosges, et ma foi ça leur ressemble: des montagnes de sapins à perte de vue), Cap Saint-Ignace, L’Islet, Saint-Roch-des-Aulnaies, Ste-Anne-de-la-Pocatière (nous sommes maintenant en Bretagne), Rivière-Ouelle, Les Éboulements (nous traversons le Jura), Rivière du Loup, L’Île Verte, Trois Pistoles.
Il est temps de déjeuner car le temps a passé avec la rapidité de l’éclair. Mes petites nièces, Madeleine et Mariette, acquiescent avec empressement à ma suggestion de prendre de nouvelles forces dans la salle à manger qui se trouve à côté de notre compartiment, dans le même wagon. Nous poussons la porte vitrée et nous nous installons devant une argenterie scintillante et de vierges serviettes.
Pour menu, beaucoup de poisson: morue, saumon, truite. Nous sommes au pays des salmonidés. Je me commande une solide tranche de saumon frais. Madeleine, douce et timide, prend ce que je prends et mange ce que je mange. Mariette, plus jeune mais déjà vieux soldat, se commande des haricots au lard, par habitude et parce que, parait-il, elle les aime passionnément. Nous complétons tout cela avec salade, fromage indigène, fruits et bombe glacée. Pour boisson, du café. On ne sert ni vins ni liqueurs spiritueuses sur cette ligne gaspésienne, parce que le clergé séculier s’y oppose. Je prends texte, me promettant de revenir plus tard sur cette question et d’en référer, le cas échéant, aux représentants du saint ministère.
Pendant le repas, j’observe mes compagnes. Il est temps, mais j’ai été tellement absorbé par ma propre activité et plus tard par la beauté des lieux que je traversais que je n’ai pas eu l’occasion de procéder à plus ample étude analytique. Je me rattrape.
Madeleine, quatorze ans, les cheveux noirs, les yeux grands et doux, la bouche sensuelle, me rappelle Marie-Paule. Elle est jolie et le deviendra de plus en plus. Sa grande timidité (dont j’ai tout de suite compris la raison) ajoute à ses charmes naturels et fait qu’on l’aime tout de suite irrésistiblement. Déjà grande et appelée à grandir encore, elle a l’air gauche d’un collégien dans son costume d’uniforme. Je trouve tout cela extraordinairement charmant et ne changerais pas ma position d’oncle d’Amérique pour cinq empires, y compris les royaumes de Saxe et de Bavière.
Mariette, plus jeune d’un an, alerte et futée, au courant de tout, sachant tout, connaissant tout, se glissant partout et toujours prête à rendre service ou à porter quelque léger fardeau, me surprend par son affabilité. Et puis elle mange ses haricots au lard avec une telle religion et une si grande conviction de leurs propriétés nutritives et réconfortantes, que j’admire son estomac tout autant que son autorité gastronomique.
Le dessert achevé, nous revenons à nos places respectives. Nos compagnons de voyage nous ont quittés à la station précédente et nous sommes maintenant seuls dans ce grand wagon. Nous le serons jusqu’au bout du voyage.
Les stations se succèdent sans interruption et partout nous nous arrêtons, car nous sommes train omnibus. Le service rapide (on l’appelle là-bas le « maritime ») n’ayant lieu que la nuit. Saint-Fabien, puis Bic. Je baisse la tête et mentalement salue; c’est là qu’est née Marie-Paule. Je pleure. Mes petites compagnes, me croyant malade, m’ont déclaré plus tard qu’elles m’avaient trouvé bien pâle. Je l’étais effectivement.
Sacré-Cœur, Rimouski, Pointe-au-Père, Sainte-Luce. Partout la nature vierge et belle. À gauche, le Saint-Laurent de plus en plus grand. Il aura cinquante-deux milles de large à Sainte-Anne-des-Monts. Ici une baie, là un golfe, puis une anse, plus loin un cap, là-bas un port en miniature; partout des navires, des bateaux, des voiliers. Près de la côte des pêcheurs vêtus jusqu’au cuisses de bottes « Goodyear » relèvent leurs filets à marée basse. De mon siège je vois les saumons sauter dans leurs chars rustiques qu’ils ont amenés jusque dans le fleuve. Les chevaux ont de l’eau jusqu’à l’aisselle. Obéissants, ils reculent sans frayeur aux cris de « hardié, hardié donc ». Les filets, que les riverains appellent « rets » sont disposés en nasses de façon à retenir le plus de poissons possible. Quelquefois, trop pauvres, car il faut payer une taxe au gouvernement provincial pour en avoir la jouissance, nos gens les construisent à l’aide de branches juxtaposées que des pieux retiennent en quinconce.
De l’autre côté, au loin dans le Nord, derrière la brume qui commence à s’élever, on devine une chaîne de montagnes. C’est la pointe extrême des Laurentides qui s’en va mourir à l’Est dans l’océan. Le soleil qui a depuis longtemps abandonné le zénith et se conjugue maintenant au serein, lui donne cette couleur si extraordinairement violette que l’on admire, bouche bée mais sans y croire, sur les affiches affriolantes et toujours engageantes des gares du P.L.M. ou de L’Ouest-État.
À droite, en premier plan, des villages. En second plan, la forêt vierge.
Rien n’est plus formidable que cette forêt vierge. Elle s’étend à perte de vue. Je ne la connais que de loin, mais déjà je sens que je l’aime passionnément. Elle m’attire et détourne sans cesse mes regards du Saint-Laurent. Elle me veut, elle m’aura. Elle m’a eu.
Cette masse d’arbres tantôt sapins, tantôt bouleaux et tantôt érables, me transporte en France et me ramène en arrière. Je vis dans le passé et deviens rétrospectif. Me voici en plein Morvan, à l’époque de mes quinze ans lorsque je tuai ma première bécasse avec le vieux Lefaucheux de Grand-Père. Cette rivière claire et rapide, c’est la « Cure » près de Palmaroux, où j’ai pris tant de truites pendant les grandes vacances. Celle-là, c’est l’Arroux en amont de Chevannes. Celle-ci c’est un torrent de Suisse; cette autre, c’est l’Ardèche. Je suis transporté dans l’espace et dans le temps. Tout ce que j’ai vu depuis vingt ans réapparaît devant mes yeux. Le Morvan, le Charollais, l’Auvergne, les Alpes, la vallée du Rhône, puis de nouveau, mais à l’envers, la vallée du Rhône, les Alpes, l’Auvergne, le Charollais et le Morvan. J’ai le mal des montagnes, la tête me tourne, je sombre et suis emporté inconscient dans un tourbillon de feuilles, de branches et d’eau courante. À la station qui précède Mont-Joli, mes petites compagnes me tirent de ma torpeur, car le train ne va pas plus loin et il faudra changer de mode de locomotion.
À Mont-Joli, gare régulatrice, nous descendons. Notre train bifurque à cet endroit. Il se dirige vers le Sud, coupant la Gaspésien en deux, et laisse toute la partie Est du territoire sans autres communications avec l’intérieur du pays, que le fleuve et la route. Cette dernière, à l’instar de la voie du chemin de fer (les trains s’attendent dans les gares ou à de certains embranchements munis de pattes-d’oie, pour s’acheminer dans la direction inverse) est unique. Récemment achevée, elle a environ quinze cents kilomètres de long; elle circonscrit entièrement la Gaspésie.
Toutefois, la ville de Matane, plus exactement Saint-Jérôme-de-Matane, qui est notre deuxième étape, se trouve reliée à Mont-Joli par une sorte de tramway à traction automobile. Ce curieux véhicule court sur un rail réglementaire au milieu d’un bruit épouvantable de vieilles ferrailles, d’éclatements de gaz et de grincements d’essieux avec accompagnement généreux de fumée aussi flagrante que peu odoriférante.
J’installe malgré tout ma suite et ses innombrables boîtes dans la machine infernale et je vais chercher mes billets pour Matane.
Dans la salle d’attente, des capucins vêtus de bure marron font contraste aux uniformes austères des frères. Ils causent tous avec volubilité quoique sans bruit. Je n’en avais jamais vu autant; j’ignorais, du reste, qu’il y en eut un nombre aussi considérable. D’où venaient-ils, où allaient-ils? Mystère. Cela ne paraissait pas les inquiéter autrement. Barbus, le sommet du crâne lisse, ils avaient tous le sourire. Je dois ajouter, en toute franchise, que chez la plupart une forte tendance à l’obésité décelait à la fois un appétit redoutable et un goût sûr des mets délicats et des vins généreux. En admettant, à priori, que la gourmandise fut leur péché mignon, je renonce à énumérer ici le nombre de cuisses de pintades et de dindons susceptibles d’être englouties un soir de réveillon par d’aussi joyeux compagnons.
Certains, c’étaient les plus beaux, fumaient d’énormes bouffardes bourrées jusqu’à la gueule de tabac d’habitant. Le nom « d’habitant » est usité au Canada dans le sens de campagnard et correspond à ce que l’on appelle communément chez nous un « paysan ».
Le tabac d’habitant est cette solanacée à nicotine que l’on cultive dans les campagnes et que les autochtones fument à l’état naturel. Aucune autre préparation que de faire sécher les feuilles dans une grange bien aérée. En général, les planches qui constituent les quatre murs de cette grange sont espacées de vingt en vingt centimètres, de façon à permettre à l’air de circuler d’une façon continue. Aussi ce tabac qui ne subit ultérieurement aucune fermentation appropriée sous la surveillance d’ingénieurs compétents, sent-il extraordinairement fort; beaucoup plus encore que notre « caporal ordinaire ». Je le fume volontiers, car, pur et naturel, il n’est pas corrosif comme le tabac américain. Ce dernier contient, en effet, des matières sirupeuses qui le parfument mais le rendent particulièrement dangereux.
Inutile de dire qu’à cause de son odeur, le tabac d’habitant fait le désespoir de ces dames.
Je me munis de billets et prends passage à bord de l’engin ci-dessus décrit. Nous partons au son d’une mousqueterie nourrie. C’est la machine qui répond aux efforts du mécanicien. Un voyage genre « montagnes russes » et « course à dos de chameau », commence, à notre grande satisfaction du reste, car nous avons hâte d’arriver. Les petites deviennent nerveuses et moi je suis fourbu.
Deux heures après, ahuris et les reins brisés, nous apercevons une tour blanche et rouge; c’est le phare de Matane. Notre deuxième étape, enfin! Mais le débarquement ne s’opère pas sans que le tramway ne procède préalablement à une savante manœuvre destinée, après deux marches arrière et une avant, à remettre le wagon automobile en position de regagner Mont-Joli sans utiliser de plaque tournante. Nous devons ressembler, pendant cette opération hautement technique, à une bande de moutons attendant l’ouverture des portes de leur fourgon, un jour de comice agricole, de Saint-Ladre, ou de 14 juillet en France. Le train s’arrête dans une apothéose de coups de pétard. Nous franchissons la fumée qui en résulte et descendons sur le quai.
Un homme au teint hâlé nous attend. Il reconnait les enfants et vient vers moi. « Je suis », dit-il, « le chauffeur envoyé par Madame Leclerc ». Je lui serre la main, lui dis le plaisir que j’ai de le connaître et celui encore plus grand que j’aurais à m’acheminer par les voies les plus rapides sur Sainte-Anne-des-Monts. C’est un homme intelligent et de peu de mots. Il comprend notre désir d’en finir et d’arriver au foyer maternel.
Et puis la nuit descend vite, très vite. Il m’explique qu’il lui faut prendre les malles des petites et les installer sur sa machine. Pendant ce temps, il me suggère d’aller faire connaissance avec des cousins qui demeurent dans la ville, à deux pas. Nous y allons, non sans traverser à la nage un océan de boue. Il a plu beaucoup et les chemins sont quasi infranchissables. Je pense à la Pologne.
Les cousins nous reçoivent à bras ouverts. On nous apporte vin et biscuits. Je demande du thé bien chaud, car le froid devient pénétrant. Une fois restaurés, nous redevenons souriants. Notre récente aventure sur le tramway-mitrailleuse nous avait anéantis. Nous faisons, maintenant que nos facultés gagnent la surface, plus ample connaissance. Le salon antique et solennel dans lequel nous nous trouvons me fait penser à une gravure d’un livre de Jules Verne. Au mur, parmi des chromos religieux, d’innombrables photos d’aïeux. Je crois à une théorie de générations; pas du tout, ce sont des frères et des sœurs, à raison de quinze ou seize par génération. On n’y va pas de main morte en « terre neuve de Canada » – comme disaient nos ancêtres.
Nos hôtes, père, mère et fille se multiplient autour de nous. J’ai du mal à causer et manger en même temps, mais je réussis. Les petites, heureuses de rentrer répondent « oui » à tout ce qu’on leur dit. Moi, je questionne. J’explore la cuisine où un fourneau savamment installé cuit les mets, fournit de l’eau chaude pour les besoins du service et de la salle de bains et chauffe, en même temps, la maison. Voilà ce que j’appelle du rendement.
Notre chauffeur sonne à la porte au moment où j’allais visiter les pièces du premier. Du ton d’un capitaine qui commande à ses hommes de larguer les amarres, et avec le même sérieux, il me dit qu’il faut partir. Nous prenons congé, enchantés à tous les points de vue.
Matane, qui se trouve à l’embouchure de la rivière du même nom, comprend une partie de la Seigneurie de Matane qui fut conférée au Sieur d’Amours par l’Intendant Talon, le huit novembre de l’an de grâce 1662. C’est actuellement le plus grand centre industriel de la péninsule de Gaspé.
Tous feux allumés, nous fuyons la ville. Madeleine et Mariette, telles deux tourterelles, se sont construit un nid sur le siège arrière et on ne les entend plus.
À Sainte-Félicité la brume devient si dense qu’il faut ralentir. Notre chauffeur est un gaillard qui connaît par cœur son chemin et, quand la visibilité le permet, il file à une allure considérable. Il a sa machine bien en mains et ne cause que pour répondre aux questions que je lui pose. Il a nom Chouinard, est en puissance d’épouse et possède plusieurs enfants.
Nullement loquace, il s’exprime par ailleurs avec grande rapidité. Je le comprends difficilement à cause de cela. Petit à petit mon oreille s’habitue, cependant. Je lui demande ce qu’il pense de la crise économique qui sévit actuellement un peu partout. Peu versé en économie politique, il élude la question en m’annonçant qu’il a récemment fait réparer son carburateur et que celui-ci lui cause de nouvelles craintes. Sans le partager, je prends part à son souci et prête l’oreille au bruit du moteur. Le ronflement régulier de la machine me confirme vite dans mon assurance: le carburateur fonctionne parfaitement. Du reste, il conduit une « Willys-knight » renommée pour l’excellence de son carburateur. Satisfait des explications que je lui fournis, il se replonge avec béatitude dans un nouveau mutisme.
Vers dix heures, nous arrivons à Cap-Chat. Il fait un brouillard à couper au couteau. Quelque part dans la nuit, des morues doivent sécher en plein air, car une odeur saumâtre pénètre jusqu’à nous. Mais il est impossible de rien voir. Nous traversons un pont couvert dont je distingue cependant le toit peint en rouge.
Les petites qui veillent m’annoncent que nous sommes sur le point d’arriver. Le chauffeur, content lui-même d’approcher de la bonne soupe qui l’attend, me confirme cette heureuse nouvelle.
En effet, dix minutes plus tard, faisant une courbe dont la science et la hardiesse me surprennent dans une telle obscurité, la voiture pénètre à l’intérieur d’une cour. Elle s’arrête près d’un escalier qu’éclaire une lampe à pétrole placée derrière la fenêtre de la maison.
Nous sommes arrivés.
Les petites bondissent, grimpent les quatre marches et disparaissent. J’entends des exclamations, des cris de joie. Engourdi, fourbu, gelé, je m’extirpe péniblement de mon siège. J’ai une crampe qui paralyse mon petit doigt de pied.
Mais voici une lampe qui descend les marches. On vient à mon secours. Je monte à mon tour l’escalier et me trouve immédiatement entouré de bambins qui veulent tous faire ma connaissance à la fois. Ils m’appellent « son oncle ».
J’en ai tellement vu depuis quatre jours, qu’il me faut un véritable moment avant de me remettre. Éva Leclerc, la sœur de Marie-Paule et la mère de tous ces beaux enfants, est devant moi qui me tend les mains. Nous faisons vite connaissance et sommes tout de suite de grands amis. Éva a du reste un cœur aussi grand que sa famille. Elle veut que je demeure chez elle pendant mon séjour à Sainte-Anne-des-Monts. Je suis peiné de refuser et en explique les raisons aussi gentiment que faire se peut.
Elles sont nombreuses: Madame Leclerc vient d’avoir récemment un petit bébé; sa famille est beaucoup trop considérable pour qu’elle prenne une nouvelle charge; il a du reste été décidé que je n’entreprenais ce voyage qu’à la condition de résider à l’hôtel, etc., etc. Je n’ai aucun succès et capitule en toute confusion devant des arguments présentés avec une sincérité si touchante par mon hôtesse que les larmes me viennent aux yeux.
Nous causons longuement de notre voyage et de tout ce que nous avons vu. Je ne monte que très tard dans ma chambre. Celle-ci qui donne sur le golfe, sent la mer, en dépit d’une double fenêtre qui fait obstacle au vent du Nord. J’aime du reste beaucoup cet air salin. Je souffle la lampe et bondis dans un lit de plumes où je disparais du coup sous un amas de couvertures et de duvets de toutes sortes. Des navires perdus dans la nuit demandent leur route. Enfoncé jusqu’aux yeux dans ma nouvelle crèche, délicieusement bercé par leurs sirènes qui hurlent au brouillard des grands bancs, je sombre rapidement dans un sommeil de plomb.
Puisque je suis maintenant en pleine Gaspésie et qu’à cinq encablures de mon poste, par Nord quart Nord-Est, les timoniers veillent à l’écoute, je vais revenir trois siècles en arrière et, prenant exactement la même date que celle de mon séjour, reproduire un passage du récit du Frère Gabriel Sagard Théodat, « Récollet de Saint-François de la Province de Saint Denys en France », qui s’intitule: « Le Grand voyage au pays des Hurons situé en Amérique vers la mer douce, aux derniers confins de la nouvelle France, dite Canada. »
« ….. peu à peu nous approchâmes des terres jusqu’à Gaspé, qui est estimé sous la hauteur de 40 degrés deux tiers de latitude, où nous posâmes l’ancre pour quelques jours. Cela nous fut une grande consolation: car outre le désir que nous avions de nous approcher du feu (pour l’information de ceux qui n’ont pas été marins, à cette époque, comme encore maintenant sur certains voiliers, la cuisine mise à part, il était interdit de faire du feu à bord), à cause des humidités de la mer, l’air de la terre nous semblait grandement suave. Toute cette baie était pleine de baleines, tellement qu’à la fin elles nous étaient fort importunes et empêchaient notre repos par leur continuel tracas et le bruit de leurs évents. Nos matelots y pêchèrent une grande quantité de homards, de truites et autres diverses espèces de poissons, entre lesquels il y en avait de fort laids et qui ressemblaient aux crapauds… »
Ces fameux poissons, que le frère Gabriel Sagard trouvait si laids, font encore les délices des riverains actuels. La chair en est excellente et ferme. Pendant trois siècles ils ont conservé le nom de leur laideur, car on les appelle toujours des « crapauds ». J’en ai moi-même pêché en compagnie de Madeleine, sur la jetée du port. Ils mordent facilement et se prennent comme les grenouilles, avec un chiffon de couleur rouge. En un quart d’heure, Madeleine en a sorti plus de douze, énormes, sous mes yeux étonnés.
Plus loin, notre Frère Sagard, qui a du reste essuyé un régime ininterrompu de tempêtes avec accompagnement ad hoc de mal de mer, décrit l’embouchure du Saint-Laurent:
« L’Île d’Anticosty, où l’on tient qu’il y a des ours blancs monstrueusement grands et qui dévorent les hommes comme en Norvège, longue d’environ 40 lieues (c’est cette Île qui vient d’être vendue par Menier, notre roi du Chocolat) avec le Cap de Gaspé opposite, font l’embouchure de cet admirable fleuve que nous appelons le Saint-Laurent. Il a à son entrée, selon qu’on peut présumer, près de 20 ou 25 lieues de large, plus de 200 brasses de profondeur et plus de 800 lieues de connaissance, et au bout de 400 lieues il est encore aussi large que les plus grands fleuves que nous ayons remarqués. »
Je partage entièrement l’admiration du Frère Sagard et, à mon grand regret, cesse de le citer, car il me faudrait des mois pour terminer ce récit. Or, voici déjà dix-huit heures que je travaille sans discontinuer.
Le climat de la péninsule de Gaspé est plus fort, plus froid aussi, que celui de l’intérieur de la province de Québec. Cela provient des grands courants Nord-Sud qui descendent du Labrador et des vents humides qui soufflent des grands bancs. Toutefois, à l’intérieur des montagnes et dans la forêt, ces vents cessent de se faire sentir, du moins avec autant d’acuité.
Ces montagnes, que les Anglais appellent « Shickshocks Mountains » et qui forment en réalité, je viens de m’en assurer, la partie extrême du régime des Appalaches, entrent dans la province de Québec par les frontières américaines du New-Hampshire et du Vermont et s’étendent jusqu’aux rives Sud du Saint-Laurent, un peu au-dessous de Rimouski. C’est dans ces montagnes que j’ai vécu une des merveilleuses aventures de mon existence. Je me propose de la raconter incessamment.
La péninsule de Gaspé est probablement la plus belle région forestière de la province de Québec. Cette dernière étant elle-même recouverte de forêts dans une proportion de 90%, voilà qui donne à réfléchir et qui explique à la fois ce qui précède et ce qui va suivre, c’est-à-dire: virginité des bois, aspects sauvages des lieux, abondance de gibiers de toutes sortes, industrie de la pulpe, flottage des billots, etc. Exception faite de la forêt vierge, qui commence ordinairement au cinquième rang (je reviendrai sur cette expression), on estime, en ce moment, qu’il y a plus de 70 millions de cordes de bois susceptibles d’être coupées dans la seule Gaspésie.
La forêt vierge entoure d’une ceinture quasi impénétrable le sommet des montagnes, où elle cède la place à la savane, aux lacs et aux marécages. Il faut avoir vécu près de ces lacs, loin de tout, pour comprendre ce qu’est la solitude. Le moins que je puisse dire est qu’il est indispensable de posséder un cœur solidement planté. Rien que la nature dans toute sa majesté et sa force. Le silence est parfois tragique; il ressemble à une présence et fait que l’on se retourne pour voir qui est là. Mais rien, et c’est bien ce qui est effrayant et sublime à la fois. Une feuille qui se détache d’un arbre et tombe en tournoyant fait un bruit considérable. Le cri des oiseaux prend un accent humain. On ne peut se faire à l’idée d’être seul loin des hommes et tout rappelle leur présence. Il faut quelque temps avant de s’habituer aux bruits de la nature et des êtres qui l’habitent. Cette sirène qui appelle là-bas au Nord, n’appartient pas à un navire en perdition: c’est le mugissement discret d’un élan qui, à cent mètres de là, caché dans les lianes inextricables du sous-bois, avertit ses congénères d’une présence insolite. La fermière qui, à l’extrémité du lac, appelle ses oisons au cri de « p’tits bibis, p’tits bibis », est un oiseau de l’espèce dite « moqueur », qui manifeste tout simplement sa joie de vivre. Ces coups de pioche vigoureux que l’on entend à l’orée du bois sont produits par un énorme pic-vert qui prend d’assaut le tronc d’un vieux sycomore jadis anéanti par la foudre. Ce bruit de scie là-bas, dans la futaie, est dû au frottement de deux arbres l’un contre l’autre.
Mais ces bruits sont excessivement discrets. Ils ne se manifestent qu’entre d’énormes espaces de silence et à intervalles irréguliers. De même cessent-ils comme par enchantement, brusquement et sans cause apparente. On dirait qu’ils ont honte d’eux-mêmes. Je croirais volontiers qu’ils ont peur. Tout se fait à pas feutrés sur un tapis de velours – le jour tout au moins.
Et cependant la forêt regorge d’habitants, hormis les humains; les bêtes sauvages y
pullulent et la faune en est incroyablement variée.
L’ours et l’élan se partagent la royauté des lieux. Ce dernier, que les Canadiens appellent « orignal » est, sans contredit, aussi beau que majestueux. Son nom actuel est emprunté du basque « oregnac », pluriel de « oregna », qui veut dire cerf. Cette expression de « oregna » a été importée au XVIe siècle en terre canadienne, par des émigrants de la région de Bayonne. Souvent un mot change de prononciation parce que sa véritable étymologie n’étant plus saisie, on lui en donne une autre d’après un mot qui présente à peu près le même son. Grâce à ce phénomène dont la répétition a été constante dans les siècles qui nous ont précédés, l’élan a été successivement appelé « oregna », « oregnac » puis par analogie et en vertu de ce qui précède, « bête originale », « original » et enfin « orignal ». Tous ces mots, étymologiquement, signifient: cerf, alors qu’en fait il s’agit de l’élan.
Beaucoup plus fort et plus gros qu’un cheval (il a, aux dires de certains naturalistes, des affinités avec la girafe), sa tête est surmontée de gigantesques andouillers. Il est très haut sur jambes, avec des proportions robustes et le cou puissant. Sa tête longue, à chanfrein busqué, très développée dans la région nasale est dépourvue de mufle. Ressemblant beaucoup au cerf – il en est le frère géant – c’est un animal circumpolaire, dont le domaine est approximativement limité au septentrion par la ligne isotherme de 0 degré.
Il se nourrit de jeunes pousses d’arbres. Il est également très friand, pour son malheur car c’est ce qui cause sa perte, d’une sorte de plante qui pousse sur les hauts fonds des lacs, légèrement en-dessous de la surface. Je trouve que cette plante ressemble énormément aux algues, genre nénuphar, que l’on voit fréquemment flotter sur l’étang de Chevannes. J’en avais recueilli quelques-unes, mais je les ai égarées au retour.
Lorsqu’il a faim, l’élan pénètre dans le lac, et, comme dans un pré, se met à paître. Sa tête disparaît alors entièrement sous l’eau.
À ce moment précis, le tireur caché dans les roseaux de la rive opposée fait feu. Bien dirigé, le tir est neuf fois sur dix trop court. Il est difficile, cela je l’ai expérimenté moi-même, d’ajuster convenablement et du premier coup les planchettes de la hausse. Il faut calculer rapidement la distance et, selon le nombre d’arponts, abaisser la première, la deuxième ou la troisième planchette.
Surpris par le « ploff » de la balle, mais ayant, à cause de sa position anormale, à peine entendu le coup, l’animal dresse la tête et regarde. Puis satisfait de son inspection et croyant aux ébats de quelque truite en quête de libellules, il s’apprête à continuer son repas lorsqu’une détonation et un nouveau « ploff », cette fois entre les jambes, troublent désormais sa quiétude.
Encaissé entre les hautes montagnes, le lac forme un cirque dans lequel l’écho va jouer un rôle important. En effet, l’élan a successivement entendu quatre détonations pour un seul coup de fusil. Derrière lui d’abord, puis aussitôt à droite et à gauche, par le travers des grands pins qui viennent se baigner dans l’eau claire du lac, l’écho a répété en l’amplifiant le coup de feu original. Celui-ci a été tiré en face, de l’autre côté du lac, à quatre arpents (250 mètres) de là.
Immobile, galvanisé sur place (il conservera cette position une heure si l’on ne tire à nouveau), le géant des forêts regarde attentivement et écoute de tout son pouvoir. Il ne peut se décider à prendre un parti.
Mais, qu’est-ce? Il lui semble apercevoir une mince colonne de fumée blanche làbas, derrière ce tronc d’arbre abattu… En même temps que l’explosion de la pyroxylée dans la Winchester se révèle à son ouïe avertie, une douleur atroce le saisit aux entrailles. Une balle explosive 30,30 faisant « champignon » a perforé ses intestins. Il perd pied tordu par la violence de l’impact. L’eau du lac devient rouge. Il se relève cependant, se dresse de toute sa hauteur sur ses jambes de derrière, voulant voir son agresseur, car il est brave et sa vitalité est incroyable. Blessé mortellement, il vivra de longues heures, cherchant à se venger, si une nouvelle balle au cœur ou au cerveau ne met fin à son agonie. Malgré son horrible blessure, il tuerait comme une mouche l’homme qui l’a attaqué s’il pouvait le découvrir. Il faut à tout chasseur qui s’aventure dans la forêt vierge beaucoup de sang-froid, de courage et d’énergie. Il faut surtout, condition sine qua non, qu’il soit excellent tireur.
Immobile, dans le marais infesté par les moustiques et d’énormes sangsues, couché derrière un billot de pulpe, le tireur a son but bien en joue. Maîtrisant ses nerfs tendus, l’œil rivé au cran de mire, il parvient enfin à placer « la bonne balle » au défaut de l’épaule, c’est-à-dire en plein cœur. Cette fois, perdant le sang par la bouche, le géant s’abat en faisant entendre un cri sinistre que l’écho disperse aux quatre points cardinaux et qui, là-bas dans la savane marécageuse, terrorise les biches amoureuses et rend les ours soucieux.
L’ours, en compagnie du caribou (sorte de renne sauvage), du daim, du chevreuil et du loup-cervier, partage les immenses territoires vierges que foule l’élan. Mais ils ne sont pas seuls et une kyrielle d’animaux à fourrure et de bêtes puantes prétendent également au droit de cité. On en rencontre à chaque pas. Il n’est pas rare de voir sur une piste forestière, après une nuit de bruine par exemple, des traces d’élan, de chevreuil, d’ours, de renard, de lynx, de porc-épic et de lièvre. J’ai vu ça, moi. La première fois j’ai même triomphalement annoncé à mon guide que je venais de relever les empreintes d’un bœuf. Intrigué tout d’abord, celui-ci rit beaucoup en lisant dans l’herbe piétinée, le passage d’un élan. Obéissant à mon sens de civilisé habitué aux forêts de l’Europe méridionale, j’avais instinctivement domestiqué l’animal dont je venais de relever la trace.
Mais je vois que l’amour de la forêt et la passion de la chasse m’ont détourné de mon but présent, qui est celui de faire l’apologie de Sainte-Anne-des-Monts en général et d’Éva Leclerc en particulier.
Je le dis tout de suite et hautement, il m’a rarement été donné de rencontrer une femme aussi sympathique, aussi aimable, bonne et prévenante que mon hôtesse de Gaspésie (exception faite des membres de ma propre famille et d’une bien bonne Maman Barbecot de Clermont-Ferrand, pour laquelle j’ai la plus grande admiration). Pendant tout le temps de mon séjour à Sainte-Anne, Éva n’a cessé de se multiplier pour me procurer toutes les distractions imaginables. Elle m’a trouvé un excellent guide forestier et m’a fait connaître toutes les personnes susceptibles soit de m’emmener, soit de me conseiller judicieusement. Elle m’a placé sous la protection de toutes les autorités séculières des lieux. Je devins l’ami du garde-chasse, du garde-pêche et du garde-feu de la région où devaient s’accomplir mes futurs exploits. Accompagné de leurs meilleurs vœux de succès ainsi que de ceux du prévôt de l’endroit, je suis parti, les clefs de la forêt dans la poche (on verra plus loin que ce n’est pas une plaisanterie) et libre de faire tout ce que j’entendais. Ce qu’Éva Leclerc voulait, tous les Sainte-Anne-des-Montois le voulaient. Et c’était ma foi fort agréable.
J’ai vivement regretté de n’avoir pu faire la connaissance d’Edmond, son mari. Parti loin, dans les forêts au Nord du fleuve, celui-ci surveillant le flottage et l’embarquement de cargaisons de bois de pulpe. Je lui aurais dit toute l’admiration que j’avais pour sa femme et, ce qui est évident, qu’il était un bien heureux mortel de la posséder. J’aurais aussi aimé à causer avec lui au sujet d’une multitude de questions qui m’intéressaient particulièrement et pour lesquelles il eut été d’un grand secours. Malheureusement les circonstances ne sont pas toujours conformes au désir que l’on en a. Je suis parti sans le voir, mais j’espère fermement que ce n’est que partie remise.
Sainte-Anne-des-Monts est une charmante bourgade qui entoure une petite anse où les barques de pêche viennent se réfugier. Ses habitants vivent du travail des bois, de la culture du sol et de la grosse pêche. Tout le Canada, avec une acuité moindre qu’aux Etats-Unis cependant, traverse une importante crise économique qui résulte dans un excès de chômage. Depuis la cessation des hostilités, l’industrie du bois n’a cessé de péricliter. Le fer et l’acier, dans la carrosserie des automobiles, dans les wagons de chemin de fer, partout, remplacent le bois de menuiserie. Cet excès de chômage, dont les effets se font fortement sentir dans toute la Gaspésie et à Sainte-Anne-des-Monts comme partout ailleurs, outre qu’il est aussi le fait de la dépression consécutive au krach financier de l’automne dernier, a également des causes profondes qui se rattachent au développement vertigineux de l’emploi des machines. Phénomène effrayant pour l’avenir d’une région où le taux de natalité atteint presque celui de la Chine: « les besoins de main-d’œuvre sont de moins en moins grands ».
En écrivant ces lignes, puisque je sais qu’il les lira, j’en soumets la substance à l’étude attentive d’Edmond Leclerc et lui laisse le soin de tirer ses propres conclusions.
Pendant mon séjour à Sainte-Anne-des-Monts, j’ai fait la connaissance des frères Leclerc et des Roy, branche maternelle des d’Anjou. Les premiers, solides gaillards à la main large et puissante, très sympathiques, se mirent en quatre pour me procurer ce qu’il me fallait et me prêtèrent jusqu’à des bottes de chasse dont j’avais grand besoin. Ces bottes furent du reste pour moi une révélation. Souples et légères, elles ne portaient pas de clous, permettant ainsi au chasseur de marcher pendant des milles et des milles sans fatigue. Le même frère qui me donna ses bottes, Jo Leclerc, m’emmena une fois près d’un lac – au deux ou troisième rang – où, en quelques minutes et avec des mouches artificielles, nous prîmes une douzaine de jolies truites. Ce pays est vraiment incroyable. L’amabilité constante des gens, la beauté des lieux, l’abondance inimaginable de gibier et de truites, en font une sorte de paradis terrestre.
À quelques milles du port de Cap-Chat, cachée dans un coin de la vallée où coule la rivière du même nom, se trouve une magnifique ferme modèle. Celle-ci, entourée de verdure et couronnée par la cime des sapins avoisinants, abrite la famille Roy.
La famille Roy, dont l’équivalence chez nous fut celle des grands-parents Langeron, est le prototype de la vieille famille française. Quand je dis vieille famille française, je pèse mes mots. Les noms des enfants ramènent brusquement à l’époque où, de la Gaule, naquit la France, c’est-à-dire au siècle de la première dynastie mérovingienne. Que l’on juge plutôt. Les trois premiers fils répondent aux noms de Ludovic, Ethelbert et Romuald; les deux filles qui suivent se nomment Amanda et Berthe; les deux derniers garçons Édouard et Léopold. Cela me fait penser le plus naturellement du monde au livre d’Édouard Estaunié « Tels qu’ils furent ».
Le père de ces jeunes gens, déjà âgé, ressemble d’une façon frappante à grand-père Langeron. Même marche légèrement courbée, même commencement de surdité, même amour de la justice et de l’honnêteté. Tous charmants, du reste, et le cœur sur la main, ils sont pénétrés de principes politiques et religieux, comme l’étaient nos aïeux, et comme eux sont irréductibles.
Éthelbert, – chaque fois que je prononce son nom, je songe, malgré moi, à quelque guerrier franc, – m’a fait participer à une pêche au saumon dans la rivière qui traverse la propriété. Peu propice, le temps n’a pas permis au succès de couronner mes efforts. On pêche le saumon un peu comme la truite, mais avec une gigantesque ligne et une énorme mouche artificielle. Lorsqu’on a réussi à ferrer un de ces poissons, il faut quelquefois une heure pour le sortir de l’eau. On le fatigue d’abord, ce qui est très long, puis on l’amène subrepticement près du bord où un troisième larron lui passe un harpon acéré sous le ventre.
Pendant tout le temps que dure la pêche, un assistant vous entoure, à l’aide d’un soufflet dans lequel il fait brûler une plante odoriférante, de fumée destinée à éloigner les moustiques dont les piqûres sont intolérables et rendent fou. Comme on peut le constater, il faut tout un équipement et une nombreuse assistance pour taquiner le gros salmonidé.
Au « Grand-Fond », c’est le nom de la propriété, on élève de magnifiques renards argentés dont les peaux valent quelquefois cinq mille francs pièce. Il y en a, je crois, une quarantaine. L’aîné de la famille s’en occupe et consacre à ce passionnant travail, trois heures le matin et trois heures le soir. Aussi obtient-il de magnifiques résultats. C’est également – ils le sont tous – un chasseur de premier ordre. Je lui ferai fabriquer un fusil léger, pour battre les fourrés, par la maison Verney-Caron.
En terminant la description d’un endroit où j’ai reçu la plus cordiale hospitalité, j’ajouterai que, conformément à ce qui se passe en Angleterre pour éviter le morcellement de la propriété et en vertu du principe du droit d’aînesse qui existe encore au Canada – de même que la dîme – c’est au plus vieux des fils que revient le domaine familial.
À Sainte-Anne-des-Monts, juste en face de la jetée, se trouve une magnifique église. De beaucoup la plus belle de toute la région. On aura une idée exacte de la dévotion des gens en apprenant qu’elle coûtera plus de 350,000 dollars, soit près de 10 millions de francs. Somme fantasmagorique si l’on considère qu’il s’agit de l’église d’une petite bourgade de 400 foyers. Le fait paraît encore bien plus inouï quand on songe que nombreuses sont les familles qui élèvent huit, dix et douze enfants dans des circonstances particulièrement difficiles. L’église est du reste loin d’être complètement payée; elle ne le sera probablement jamais. Sans vouloir porter de jugement téméraire, – ma sympathie pour les résidents de Sainte-Anne étant beaucoup trop profonde et sincère pour cela – j’ai l’impression très nette que, dans leur désir d’honorer le Seigneur, les fidèles de l’endroit ont cédé à un sentiment d’orgueil qui les a emmenés à faire des dépenses exorbitantes. Ceci étant la cause de cela et cela punissant ceci. Très humains, ils auront confondu leur amour-propre avec l’amour de Dieu, ce qui, Marie-Joseph en conviendra lui-même, n’est pas tout à fait la même chose.
Et maintenant, passons à la linguistique. Pendant mon séjour dans la région dont je parle, il m’a été donné d’entendre des expressions tout à fait remarquables ou simplement curieuses dont je vais soumettre ci-après quelques échantillons.
Un wagon de train est un « char ». C’est ainsi que l’on prend « les chars » pour aller de Mont-Joli à Québec. Il en est de même pour le tramway. La grève s’appelle le « plain ». Les petits moustiques, par suite sans doute de la sensation de brûlure que causent leurs piqûres, sont des « brûlots ». « Malin » veut dire méchant. C’est dommage se dit « c’est de valeur ». Les moustiques me fatiguent: « les brûlots me maganent ». Le flottage des bois devient « la drave des billots ». Le « pair » est le pis de la vache. « C’est tannant », c’est ennuyeux. Le même sens s’applique à « c’est badrant ». Un « maringouin » est un gros moustique. Le filet de pêche est un « rets ». Des « cretons » sont une sorte de viande hachée. Mes blessures « aboutissent » signifie: mes blessures secrètent du pus. La fumée est de la « boucane ». Nous pouvons déjà tirer du présent vocabulaire la phrase: « Faire de la boucane pour empêcher aux brûlots de maganer. » « De même » veut dire « de cette façon ». Une « canistre » est une boîte de conserves.
Les « rangs » sont des sphères de colonisation équidistantes les unes des autres et longues, la première exceptée, d’un mille. Par exception, le premier « rang » a un mille et demi de long. Cela nous donne, en arpents, 42 pour le premier « rang » et 28 pour tous les autres. Se rendre au dixième rang c’est aller à un point qui se trouve en ligne droite à dix milles et demi de la côte. Et ainsi de suite pour tous les autres.
Ces choses sont passionnantes et il faudrait des mois pour tout voir, tout entendre et tout apprendre. Je n’avais malheureusement qu’une vingtaine de jours à moi, dont plus de huit ont été absorbés par le voyage aller et retour. Mais je me promets bien de retourner en Gaspésie et -chi lo sa? – peut-être d’y rester. La nature, ce Grand Livre, est comme un roman merveilleux dont on ne se peut détacher. Et Dieu sait si cette nature est belle dans les montagnes qui surplombent Sainte-Anne-des-Monts.
Le troisième soir de mon arrivée, j’ai assisté à un spectacle fort curieux. Alors que je fumais ma pipe sur la véranda en compagnie de la famille Leclerc, je vis au-dessus du fleuve une série d’arcs lumineux du plus bel effet. Ces arcs étaient en perpétuel mouvement et paraissaient suspendus par autant de fils invisibles. Interrogée, Éva me répondit que c’étaient là des « marionnettes ». Puis, voyant ma surprise, elle me confia que c’était le nom communément donné à l’aurore boréale. Je n’en pouvais croire mes yeux. Ainsi j’avais devant moi une aurore boréale, une vraie. Techniquement, c’était une « aurore boréale frangée ». Les franges multicolores dans leurs mouvements ascendants et descendants, faisant penser à ses marionnettes. Le ciel était d’autre part très pur et l’on voyait briller les étoiles.
Ce phénomène purement électrique et intimement lié au magnétisme terrestre, appartient au système des météores lumineux. Il est toutefois courant de supposer à Sainte-Anne-des-Monts, qu’il est produit par la réflexion des rayons solaires sur les icebergs de la banquise en débâcle. « Se non é vero, é bene trovato ». Malgré sa fantaisie, cette thèse n’est pas entièrement dénuée de fondement, car elle se base sur une illusion d’optique. On a en effet l’impression très nette d’apercevoir dans le ciel l’image réfléchie de glaçons flottant sur l’océan. Ce qui est fort impressionnant.
Mais procédons et arrivons à cette partie du voyage qui, tout en mettant un terme au récit de mes aventures, donnera, je l’espère, une idée de la beauté de la nature et de son pittoresque dans ce coin du Nouveau-Monde.
Un beau matin, réarmé au long cours par les soins vigilants de mon affectueuse hôtesse et lesté de provisions de bouche suffisantes pour sustenter une armée entière pendant les grandes manœuvres, je me fis conduire à la demeure du guide qu’elle m’avait choisi. Ce dernier habite dans un cottage, à mi-hauteur de montagne, près d’une rivière où se joue la truite. Il répond au nom bien français de Dechêne. Sa femme forte en santé comme en courage est, lorsque j’arrive, occupée aux soins du ménage. Habile, alerte, on la croirait ambidextre. Tout brille dans la cuisine où l’on me fait entrer. Le parquet, la table, les chaises, le fourneau, l’armoire, tout est lisse. L’intérieur poli de ce foyer et le paysage alpestre que j’aperçois par le fenêtre font que je me crois en Suisse. La maîtresse de maison est entourée d’une nuée de petits enfants. Il y en a de toutes les tailles, de tous les âges et de tous les sexes. L’élément féminin paraît cependant dominer, sans doute à cause des petites robes qui, au fond, peuvent aussi bien recouvrir le corps de futurs et mâles disciples en Saint-Hubert.
Dehors, Dechêne aidé par son lieutenant (un fort gaillard du pays qui lui-même, veuf, parvient avec le salaire que lui donne mon guide à élever plusieurs enfants), procède aux préparatifs du départ. Il avait d’abord été convenu que nous ne prendrions qu’un cheval de selle. Mais, le temps s’étant enfin mis au beau, – la pluie n’avait cessé de tomber pendant tout le mois – Dechêne s’était ravisé et avait décidé d’emmener un chariot léger. Sa décision première était due à la crainte qu’il avait de rencontrer, le long des pistes, des fondrières impraticables à son véhicule.
Pendant qu’il attelle le cheval, sa femme rédige mon permis de circulation en forêt. Nul ne peut circuler dans la forêt vierge sans un permis. On ne pénètre dans ce royaume qu’en montrant patte blanche. Dechêne est garde-feu. C’est par son ministère que j’obtiens mon passeport pour les « happy hunting grounds » -territoires des grandes chasses. En voici le fac-similé:
« Département des Terres et Forêts. Permis de circulation en forêt.
« Saint-Joachim le 24 juin 1930.
« Monsieur André Fiot, demeurant à Washington, District de Colombia, États-Unis d’Amérique, est par les présentes autorisé à voyager dans le domaine de la Couronne, dans la région du lac à l’Islet durant trois jours à compter du 24 juin 1930.
« Émis par Alphonse O. Dechêne. Fonction: Garde-feu.
« No 289255.
« Conditions auxquelles ce permis est accordé:
« 1. Ce permis est gratuit.
« 2. On devra rapporter au garde-feu, tout feu que l’on constatera, et travailler à l’éteindre.
« 3. Le permissionnaire est tenu d’observer tous les règlements concernant la chasse, la pêche, les mines, etc.
« 4. Il est défendu, sous peine d’amende
a) De faire du feu en forêt, sauf pour se chauffer ou cuire des aliments. Dans ce cas, on choisira, près d’un cours d’eau ou d’un lac, un endroit convenable, où l’on enlèvera sur la distance de 4 pieds en rayon, jusqu’au sol minéral, toute litière de feuilles et toutes les substances combustibles. On devra, avant de partir, éteindre le feu allumé.
b) De jeter sur le parterre de la forêt des allumettes, des cendres de pipe, des cigares, des cigarettes, des bourres d’armes à feu ou toute autre substance incandescente, avant de s’être assuré que ces objets ne puissent allumer aucun feu.
c) De déchirer, d’effacer ou de mutiler les affiches des Départements du Gouvernement Provincial.
Honoré Mercier
Ministre des Terres et Forêts
« Prière de demander vos permis de circulation quelques jours à l’avance. Veuillez ne pas fumer en marchant dans la forêt. P.F. II.
Madame Dechêne me donne mon sauf-conduit et me recommande de le lire attentivement, ce que je fais séance tenante.
J’entends le cheval piaffer. Les mouches commencent déjà à le dévorer; elles ne cesseront de le faire pendant toute la durée de l’expédition.
Sur le chariot robuste, dont la forme fait penser à un caisson d’artillerie, mon guide entasse les objets nécessaires à notre futur campement et à notre subsistance. C’est d’abord une tente avec ses piquets, puis des sacs de foin et d’avoine pour le cheval, un fourneau, des vivres: pommes de terre, conserves, miches de pain, sel, poivre, beurre, œufs cuits dur, sandwiches; une poêle, des casseroles, des assiettes, des verres, des couteaux, des fourchettes, deux pliants, des couvertures, ma canne à pêche. Bref, tout un arsenal.
Il amarre cela avec force cordes, non sans glisser préalablement dans la botte de foin qui se trouvera au-dessous de lui, son rifle Winchester, modèle ’32. Mon fourniment qui avait été méthodiquement placé à l’intérieur d’un de ces sacs dont on se sert en hiver pour porter, sur la neige, le courrier dans les régions arctiques – cela se nomme un « sac de la malle du Nord »- est également calé près de moi sous la banquette.
On croirait que nous partons pour ne plus jamais revenir. Nous avons l’air très Buffalo-Bill, lui avec sa chemise forestière que décore, à la hauteur du téton gauche, une plaque nickelée ronde, insigne de sa dignité, et moi avec mon accoutrement qui ferait pâlir Tartarin de Tarascon.
Nous n’avons rien à envier aux héros de Fénimore Cooper. Je me flatte, du reste, comme je l’ai expliqué et démontré plus tard à mon guide, de tirer aussi bien sinon mieux que « La Longue Carabine ». Je me sens capable d’affronter les bêtes les plus féroces et mon ardeur ne connaît pas de bornes lorsque Dechêne glisse dans mes poches deux boîtes de balles « Dum-Dum ». Nous allons faire parler la poudre ou je ne m’y connais pas.
Mais l’heure du départ approche. Nous nous hissons au sommet de notre garde-manger et prenons place sur des couvertures roulées qui remplaceront les ressorts. Il m’est arrivé de me trouver dans de bien curieuses positions, mais jamais comme celle-ci. Nous aurions fait la fortune d’un film comique. Notre air sérieux, que dis-je, farouche, eut plongé dans un coma hystérique les spectateurs les plus blasés d’une salle de cinéma. C’est presque inénarrable.
Enfin Dechêne prend les guides et parlant à son cheval, lui dit: « avance ». Chose moins facile qu’on ne le croit, car la nuée des petits enfants, profitant d’un moment d’inattention du père, a envahi notre attelage. Il y en a partout: sur le cheval, sur les traits, dansle chariot au milieu des casseroles, sur les roues, sous la voiture. Bref, il faut procéder à une chasse en règle, avec innombrables promesses de claques, gifles et fessées.
Pendant que le garçon de ferme tient tout ce petit monde en respect et que la maîtresse de maison nous fait des signes d’adieu, nous démarrons brusquement et bien vite, accompagnés du concert tzigane de tous nos instruments de cuisine.
Ah! la belle vie.
Nous quittons bientôt le chemin vicinal pour prendre le sentier qui monte dans le bois. Pendant un moment nous côtoyons une rivière claire, puis tout de suite nous sommes dans la forêt.
La côte est à pic. Il faut que le cheval soit d’une force herculéenne pour gravir la montagne qui, à cet endroit, est presque perpendiculaire. Je suggère de descendre pour soulager la bête, mais Dechêne me dit qu’il n’y a rien à craindre et qu’elle en a vu bien d’autres. Bientôt ses veines saillissent et sa bouche se couvre d’écume. Quel merveilleux animal. De temps en temps il s’arrête afin de souffler, les jarrets tendus pour ne pas être entraîné dans l’abîme qu’il vient de franchir. Souvent il tourne la tête vers son maître et demande du secours avec une sorte de ronflement bizarre. Dechêne saute alors de son siège, et se précipitant, tue d’un geste adroit les taons qui lui dévorent le nez. J’ai rarement vu une telle entente entre homme et bête. Mon guide cause à son cheval comme on le fait à un ami. Il l’encourage, l’excite et tour à tour le gronde ou le félicite. Nous marchons d’un train d’enfer et j’ai fort à faire pour rester en équilibre sur mon siège. La randonnée dans le tramway-mitrailleuse était un jeu d’enfant comparé à cet exercice qui consiste, sous peine d’être précipité dans le vide, à constamment rétablir un équilibre qui ne cesse de se rompre. Nous sommes sur une mer démontée au temps des noires moussons. Les branches giflent nos visages, chassant en même temps les mouches que la chair fraîche attire. Et toujours nous montons. Le cheval est blanc d’écume; son corps fume. Tout de même, Dechêne juge bon de s’arrêter et nous descendons. Mes jambes cèdent presque sous moi, comme si je tombais d’avion. Ouf!
Conscient de son rôle de Cicérone, mon guide me dit: « Regardez ». Du doigt il montre le Nord. Ce que je vois alors vaut mille fois l’ascension. Au premier plan, la forêt et le précipice que nous venons de gravir. Puis plus loin, au bas de la montagne, les petits villages qui bordent la côte. Plus loin encore et presque à perte de vue, le fleuve grandiose aux vagues argentées, sur lequel on distingue de minuscules paquebots. Enfin, tout là-bas sur l’autre rive, les montagnes du Nord. Spectacle inoubliable.
Je resterais volontiers plus longtemps à le contempler, mais il faut partir, car nombreux sont les milles qu’il nous faudra franchir. Nous nous réinstallons sur nos « noyaux de pêche ».
Nous montons encore et, juste au moment d’atteindre le ciel, la montagne s’entr’ouvre et nous redescendons. Pas longtemps, assez cependant pour reprendre nos esprits et changer de position. Au lieu de nous pencher en avant, nous nous penchons en arrière. Nous longeons ensuite un plateau où des colons travaillent, le teint hâlé et le front ruisselant, puis nous recommençons une nouvelle ascension.
La forêt à cet endroit est exploitée. On la coupe à blanc pour en faire des prairies. Partout des troncs calcinés ou à moitié déracinés. Mon guide m’explique le processus. La première année, on coupe les arbres. Puis on laisse les souches pourrir et, au bout de deux ans, on les arrache avec un fort cheval. On peut attendre plus longtemps; alors, sous la poussée de la gelée d’hiver, les racines mortes sortent d’elles-mêmes. On déblaie le terrain, on laboure ensuite et on sème la luzerne ou le trèfle. A l’entendre c’est chose facile, mais à voir les colons lutter dans les halliers, on a une impression toute différente.
Nous approchons enfin du « cinquième rang ». C’est là que prend fin la civilisation et que commence la nature vierge. A partir de maintenant, plus de fermes, de colons, de chemins ni de sentiers; plus rien. La piste des bêtes sauvages qui vont étancher leur soif de lac en lac, nous servira de boussole dans ce tunnel d’arbres, de buissons, de branches et de lianes. Nous allons entrer dans la nuit et laisser derrière nous les hommes, leurs querelles et leur haine. Tout de même ça produit une petite impression le long de la colonne vertébrale.
Nous faisons halte de nouveau. Dechêne veut savoir comment je tire, avant de pénétrer dans le Sanctum sanctorum. Il part avec sa hache et, à un arpent de là, fixe sur un sapin une carte dont les dimensions correspondent environ à celles d’une feuille de cahier ordinaire. Puis, revenant, il arme sa Winchester et me la confie. Je m’écarte pendant qu’il saisit la bride de son cheval et je me mets en position. A cette distance, la cible paraît bien petite, quoique très blanche et très nette. J’écarte les jambes, couche mon fusil en joue, élève lentement le point de mire à hauteur de la hausse et à équidistance des bords du cran, puis mettant le tout en alignement avec le centre de la petite chose blanche, je fais feu. Une détonation brisante, sèche et rapide précède un bruit de branches écartelées. Je n’ai pas vu l’impact et crains d’avoir mal ajusté. Mon juge m’abandonne le cheval et va constater. À peine a-t-il fait cinquante mètres que déjà il revient et s’écrie « very good ». Le coup a porté juste; de loin il a vu le cercle noir près du centre de la cible. Je m’étonne d’une victoire aussi facile, la mettant toute au compte de la carabine. Mais mon guide s’y connaît et m’explique qu’à la façon dont j’ai visé, il était lui-même certain du succès. Plusieurs fois au cours de notre voyage, il m’a confié: « J’aime vous voir tirer ». Cette fois, il commente: « Si vous aviez eu un orignal en face de vous, vous en eussiez fait une bouillie ». Je crois bien, la balle qui a pénétré par un trou insignifiant est sortie en faisant une ouverture grosse comme le point. On frémit en pensant à une telle blessure dans la chair vivante.
Satisfaits, lui, de mes connaissances balistiques et moi, du satisfecit qu’il vient de me délivrer, nous reprenons passage sur notre navire roulant.
Devant nous un mur d’arbres et de broussailles. Comment allons-nous bien pénétrer là-dedans. Nous pénétrons tout de même en suivant une sorte de petit ruisseau à moitié desséché. Mais nous avons à peine fait cent mètres que déjà la voie est coupée par trois arbres abattus par l’orage. Le premier est diagonalement incliné à hauteur d’épaules. Si l’on franchit ces trois obstacles, je veux bien être pendu.
Dechêne descend, prend sa hache et attaque le premier tronc d’arbre. En quelques minutes, avec une force que sa sveltesse ne décèle pas tout d’abord, il l’a fendu en deux. Il déblaie ensuite le terrain et remonte en voiture. « Mais » dis-je, « quid des deux autres obstacles? » Dechêne répond que nous allons passer par-dessus. Ce que nous fîmes…
Au soixante-dix-septième tronc d’arbre, les reins tordus et tout juste conscients, nous faisons halte pour étancher une soif qui brûle nos gosiers. Hommes et bête se précipitent vers la fontaine transparente qui sourd non loin de là. Une eau glacée nous y attend. Dans un coin, entre deux roches, mon guide s’empare d’une petite écuelle délicieusement taillée dans l’écorce, qu’il a mise là l’an passé. Il a ainsi, dans la grande forêt, une infinité de cachettes où il place des provisions, telles que sucre, pommes de terre, conserves, etc., qui lui sont très souvent d’un précieux secours.
Je le conjure de ne pas boire tout de suite, car il est trempé par la sueur. Prenant dans mon sac de « malle » le flacon de cognac que je dois à la générosité d’Éva, j’en verse quelques gouttes dans l’eau limpide du curieux récipient qu’il me présente. Cette eau fraîche, légèrement aromatisée par l’alcool nous donne de nouvelles forces. Nous ne sentons plus la fatigue. Le cœur gai et le sourire aux lèvres nous partons affronter de nouveaux obstacles.
Notre chariot procède à la façon des tanks du 5e Génie. Le cheval escalade d’abord l’arbre à franchir en tirant vigoureusement sur les brancards pour faire monter les roues de devant. Il souffle une seconde, recule légèrement pour prendre de l’élan puis brusquement, en faisant entendre un léger hennissement, il tire de toute sa puissance pour enlever le train arrière.
Perchés au sommet de l’engin, tels deux méharistes sur leurs dromadaires, nous assistons, sans y prendre part, à l’opération. On s’en remet toujours, dans des cas semblables, à l’extraordinaire initiative du cheval. Je crois que seul l’éléphant serait capable de faire un tel travail et preuve d’une intelligence aussi développée. Quant à nous, désespérément cramponnés à tous les objets solides que nos mains peuvent saisir, poursuivis par un nuage de moustiques affamés, nous faisons figure d’équilibristes.
Un talent latent se réveille en nous. Je sens que je vais devenir un champion du tremplin. Encore quelques arbres et je pourrai défier le vainqueur du dernier Marathon. À mon retour, si mes membres résistent à la présente expérience, j’étudierai la corde lisse – pour changer.
De chaque côté de la piste, la forêt dense et impénétrable nous oblige à subir l’obstacle. Aucun détour possible, car autrement les bêtes elles-mêmes y passeraient pour éviter d’avoir à constamment sauter.
Que l’on s’imagine un épais fourré où des milliards de lianes aussi robustes que prolifiques s’entremêlent inextricablement, reliant les arbres entre eux et formant une sorte de gigantesque filet naturel que seule la hache peut vaincre.
Quelquefois une clairière, où la feuille cède temporairement la place à l’herbe folâtre. C’est là que le daim se laisse volontiers surprendre, le soir au clair de lune, – car il est romantique. À l’heure magique où les dernières lueurs crépusculaires viennent caresser de leur mauve reflet la cime touffue des érables, il oublie toute prudence et part à l’aventure. Sur le précieux gazon où joutent les lapins il appelle tendrement la biche aux yeux humides. « Le fusil du chasseur, un coup parti du bois… » concluent tragiquement l’idylle qu’il ébauche. C’est ce que mon guide poète me raconte entre deux assauts d’arbres.
La piste me paraissant tout à coup sèche, je descends et précède le convoi. À peine ai-je franchi une centaine de mètres que mes yeux sont attirés par des marques bizarres sur le sol. Un troupeau de bœufs est passé par là. Je fais part de ma trouvaille à Dechêne qui s’amuse de mon ignorance. Il descend à son tour et m’apprend à lire. Ici, un élan de forte taille, là le pied d’une biche; ces grosses marques plus loin ont été faites par un ours; seul le passage du gros élan est récent. Je m’extasie devant une telle science. Mon âme de chasseur vibre et mentalement je fais une hécatombe de grosses bêtes. Pendant cette tuerie abstraite, Dechêne a dégagé sa carabine et nous repartons.
Arrivé au sommet d’une sorte de mamelon, il s’arrête pour clouer à même un gros sapin, une inscription interdisant de circuler sur la piste sans permis. Il en met comme cela une ou deux par mille. Toutes celles qu’il a placées l’année précédente ont été enlevées par la griffe des ours qui ont la phobie de ces cartons jaune et rouge. On les trouve par terre littéralement labourés. Par la dimension des cicatrices, on détermine la grosseur et l’âge approximatif du fauve. Je suis à nouvelle école, il me faut tout apprendre. Malgré mes années d’expérience, je suis aussi ignorant que l’enfant qui vient de naître.
Nous redescendons brusquement dans un bas-fond où de glauques fondrières interceptent le passage. La forêt est si dense et si grands les arbres qu’il fait presque nuit. Je rebrousse chemin et monte en voiture. D’un coup d’œil, Dechêne mesure l’obstacle. Il dit, se causant à lui-même: « Je m’en doutais, mais nous passerons. » Il arrête sa bête pour que celle-ci regarde bien, puis poussant un cri il l’enlève en la fouettant et nous voilà nageant dans un lac de vase. Verte d’abord, l’eau est devenue noire. Le cheval enfonce désespérément. Debout sur le chariot, sérieux, Dechêne devenu pilote et marin tient bon la barre. Il défie le cheval, qui relève le gant, et nous voilà sortis. Couverts de boue, mais heureux d’être hors de danger, nous nous félicitons de notre exploit.
Nous franchissons ainsi trois autres marécages où pleurent les rainettes et gronde le crapaud.
Cette fois, les traces fraîches se succèdent sans interruption. De son siège, Dechêne me les indique et m’en fait connaître l’âge. Celle du gros élan, le même que tout à l’heure, sont de plus en plus récentes. Il s’est arrêté souvent, puis est reparti au bruit de notre chariot. Il est à peine éloigné d’un mille, d’après mon guide. Les fumées de l’animal nous confirment vite le bien-fondé de cette hypothèse. À chaque tournant je crois le voir, ce qui plonge Dechêne dans une douce gaîté.
Nous marchons ainsi pendant des milles et des milles. Moins fatigués qu’au début (est-ce l’habitude?) nous sommes impressionnés malgré nous par la beauté des sites et nous nous taisons. La grande féerie des bois nous enivre en même temps qu’elle nous impose silence. La voiture roule maintenant sur un moelleux gazon et je n’ose faire de bruit de peur de rompre l’harmonie. En écrivant ces lignes, je comprends subitement pourquoi les bêtes sauvages sont si discrètes – par pudeur!
Enfin, à l’heure où fatigué d’avoir tant brillé le soleil se rapproche de l’horizon, nous atteignons le but de notre voyage. On dételle la bête puis, avant toute chose, on fait de la « boucane ». Les mouches piquent dur et il faut sans cesse gesticuler pour les chasser. La fumée les tiendra éloignées de nos nouvelles pénates. Dechêne plonge les mains dans le tronc éventré d’un arbre mort et en extirpe un bloc d’amadou qu’il pose entre deux rocs. Il arrache ensuite l’écorce délicate d’un bouleau, qu’il place sous l’amadou. Sur le tout il jette des branches de sapin et allume. Une gerbe de feu récompense ses efforts et bientôt nous avons la joie de baigner nos mains dans la bonne, la délicieuse « boucane ». Le cheval, qui en connaît les propriétés, tire sur le licol pour s’approcher de nous. Se servant de son chapeau comme d’un éventail, Dechêne pousse la fumée dans sa direction. Reconnaissante, la bête doucement hennit.
Nous procédons ensuite au déchargement du chariot. Soucieux, Dechêne compte les bagages. Il en manque un: la tente. On cherche partout, mais rien. Elle a dû tomber en chemin et nous n’y aurons pris garde.
Qu’à cela ne tienne, on s’en passera. « Je vais vous construire une hutte » me dit mon guide, « où vous serez aussi bien que chez vous ». Je n’en doute pas. Avec lui, j’ai appris à ne douter de rien. Tout de même intrigué, je me demande comment il va s’y prendre.
Leste comme un chat, il saisit sa hache – cette arme-outil indispensable – et s’approchant d’un énorme bouleau, fait une longue incision dans l’écorce. Puis de ses doigts habiles il déshabille l’arbre et revient porteur de ce qui va devenir l’aile gauche de notre toit. Actif et travailleur, il a bientôt une provision considérable de larges enveloppes qu’il place sur des pieux inclinés en forme de cercle. À l’aide de petites pointes et de lianes il les fixe solidement, créant ainsi de toutes pièces, devant mes yeux ébahis, une magnifique hutte indienne. Les hurons eussent été jaloux de son chef-d’œuvre.
Sur le sol, il étend ensuite une quantité considérable de fines branches de sapin qu’il
recouvre d’épaisses couvertures. En tête de chaque couchette, il met un sac d’avoine -voilà
pour les oreillers. Puis il dispose le fourneau qu’il allume également. Doué d’une force
remarquable et faisant preuve d’une activité que rien ne lasse, même la fatigue, il est
partout à la fois.
Le chasseur égaré qui serait passé là une heure après notre arrivée eut pu croire que nous y avions toujours vécu. À la savane que rien ne trouble a succédé un magnifique campement où brille deux feux. L’odeur du thé bouillant en parfume l’atmosphère et la vie y est belle.
Mais j’ai un rôle à remplir. C’est à mon tour, Dechêne ne me le laisse pas ignorer, de faire quelque chose. Puisque je suis pêcheur, je vais me rendre sous sa direction au grand lac qui est tout près et rapporter le menu du dîner. J’ai grand peur que mon guide ne se fasse une conception par trop généreuse de mes aptitudes à prendre de la truite. Honnêtement, je lui confie mes craintes. Mais il hausse les épaules et prétend que je prendrai tout ce que je voudrai et plus encore. Cet excès de confiance augmente mon malaise moral. Que je le veuille ou non, je suis condamné à réussir, ou c’en est fait de ma réputation. Tout cela me rend bien soucieux et j’invoque Titi.
Après avoir pansé le cheval et étouffé les feux, nous partons avec carabine et canne à pêche. Je ne croyais pas le lac si rapproché; les branches m’en cachaient la vue. Une courte marche dans un ruisseau limpide nous mène près du bord.
Dechêne glisse cinq cartouches dans le magasin de la Winchester et me donne l’arme. Il prend la canne à pêche. Doucement nous nous portons en avant. À travers les trochées l’on voit l’immense nappe d’eau. À peine le vent en ride-t-il la surface. Tout autour, des montagnes, certaines très hautes, font écran à la vue. Le spectacle est tel que j’oublie la plus élémentaire prudence et manifeste hautement mon admiration. Mais Dechêne me fait signe de me taire. Il regarde attentivement à droite et à gauche comme si nous étions entourés d’ennemis. Du coup je descends mon fusil d’épaule et me tiens prêt à déclencher un feu meurtrier. Cachées dans les roseaux, les grenouilles se moquent. Le spectacle de ces deux hommes, l’un armé d’un fusil et l’autre d’une gaule à truite, porte à son paroxysme la gaîté des batraciens.
Après avoir scruté la rive opposée, Dechêne décrète qu’il n’y a rien et que nous pouvons avancer. Les orignaux sont partis ou bien ne sont pas encore venus – je préfère cette deuxième version.
Près du bord nous nous installons. Je déploie ma canne à pêche et munis d’une magnifique mouche artificielle l’extrémité de la ligne. Je mouille ensuite le fil tout près du bord, puis lance.
Je fais maintenant appel à tout le sang-froid de Titi Autereche, car ce que je vais raconter pourrait profondément troubler son magnifique système nerveux. À peine avaisje jeté la mouche, que dans un tourbillon une truite s’en empare et risque de tout briser. Si grande est ma surprise que je manque perdre pied et tomber du billot sur lequel je parade. Philosophe, Dechêne détache le poisson et lui passe l’ouïe dans un jonc qu’il arrache. Je lance à nouveau et de nouveau, capture. Au sixième coup, six truites saumonées se débattent au bout du jonc. Il n’y a pas de doute, ça mord! Un quart-d’heure après, trouvant qu’il y en a assez et voulant les faire cuire, mon guide s’en va chargé de quatorze salmonidées et me laisse à mon abondante occupation. Il revient toutefois sur ses pas et dit: « Si vous avez peur, sifflez comme cela ». Sur quoi, il produit une modulation que je parviens vite à imiter. Ce sifflement qui bien que doux, s’entend de fort loin, ne cause, paraît-il, aucun effroi aux animaux sauvages. Je prends note mais ajoute que je ne crains rien. Avoir peur avec une arme capable de foudroyer un éléphant, ça serait un peu fort.
Et la pêche continue.
Bientôt la fatigue me gagne. Outre que je suis épuisé par notre randonnée, le bras droit me fait mal à force de tirer la truite. Et puis – grave préoccupation – je ne sais plus où mettre tous mes poissons. Après conseil je décide d’épier les environs en attendant mon guide; cela me reposera.
Je change de profession et, déposant ma gaule, je m’empare du rifle. Puis je m’allonge sur un des troncs qui jonchent pêle-mêle le sol, pour mieux écouter et voir sans être vu.
Le silence est considérable. On a l’impression que ce n’est pas normal et qu’il va se passer quelque chose; sans savoir exactement quoi.
À certains endroits, les arbres descendent jusque dans le lac. Il faut regarder attentivement et posséder une grande habitude pour distinguer les animaux. Par une sorte de mimétisme naturel, ils se confondent avec les environs. Je le sais et m’efforce d’acquérir la vue perçante du trappeur. Le cri lugubre d’un huard que j’aperçois enfin, me fait tressaillir; puis, de nouveau, le silence. Derrière moi, dans la savane haute, on marche. Cette fois pas de doute. Je couche en joue les gaulis et vois apparaître au bout de mon canon la figure sympathique de Dechêne.
Il me convie à dîner. Ce mot déclenche en moi un appétit féroce que la passion de la pêche et de la chasse avait tenu jusqu’alors en échec. Nous laissons la canne à pêche et emportons carabine et poissons. Nous déposons ceux-ci plus loin dans une fontaine naturelle, véritable glacière. Demain nous mangerons de la truite.
Avant de pénétrer sous bois, Dechêne se retourne encore une fois et dit: « C’est aussi beau qu’une ville. » Fichtre, princesse, il est modeste le petit. On voit qu’il n’a jamais quitté la brousse, car autrement ses comparaisons seraient plus heureuses. Je donnerais volontiers dix Paris, Vienne et Byzance (je ne parle pas de ces ignominies que sont New-York et Londres) pour un seul coin du lac à l’Islet.
Nous ne pouvons nous rassasier du spectacle que la nature nous offre et, malgré notre faim, nous restons cloués sur place. C’est l’heure crépusculaire. Depuis quelque temps le soleil a disparu derrière les hêtres touffus qui s’estompent à l’Occident. Pendant un moment l’horizon a saigné, puis vite le soir est venu et maintenant le ciel s’allume. Le jour en mourant a prêté vie aux grands bois. C’est l’heure où la forêt s’anime.
Mille bruits auxquels nous n’avons tout d’abord pris garde, parce que discrets et mesurés, se font maintenant entendre. Une bande de choucas procède bruyamment à l’assaut d’un sapin plusieurs fois centenaire. Ils poussent des cris sinistres. Leur vacarme attire les protestations véhémentes de trois huards qui s’approchent de la rive, curieux malgré tout. Puis sans que nous sachions pourquoi, ils plongent et les choucas se taisent. Le silence retombe plus profond. Près de nous, tout au bout d’un gros billot de pulpe, un minuscule écureuil nous examine avec intérêt. Personne ne l’a vu venir. Il disparaît du reste comme par enchantement. Dans l’herbe humide, les rainettes reprennent leur concert. Elles jouent des cymbales tandis que les crapauds, préposés à la grosse caisse, marquent la mesure de leur coassement. Puis de nouveau le silence. C’est de la magie.
La bise du soir nous apporte la plainte d’un navire en perdition. Sa sirène implore de l’aide. Mais est-ce possible, la mer étant si loin. Or Dechêne a tressailli – c’est un élan.
Fouillant du regard la brande qu’un fin brouillard embrume, immobiles, nous attendons le cœur battant. Doucement je bascule le levier de mon arme que j’avais déchargée. La cartouche glisse dans la culasse. Sur le lac, un fou part d’un immense éclat de rire. Cette manifestation bizarre donne du courage aux bruits qui recommencent et puis se taisent…
Une pluie fine commence à tomber. Dévoré par les moustiques, je songe à la « boucane ». L’enchaînement des idées me rappelle que j’ai faim. Dechêne a compris. Sans un mot, tacitement, à cette heure tranquille où vient la nuit, nous rentrons dans le bois.
En nous voyant venir le cheval hennit joyeusement. Dechêne souffle sur les feux et le camp devient rouge. Je me baigne dans la fumée et lave mains et visage avec une huile merveilleuse que m’a donnée Jo Leclerc. Nous buvons une rasade de cognac. Plus forte, la vie souffle dans nos veines. Le sourire aux lèvres, nous attaquons les truites meunières. J’en mange sept, cuites dans le beurre avec un peu de sel. Dechêne en fait autant. Puis, mis en appétit, nous faisons un carnage de sandwiches, d’œufs cuits dur, de jambon, de gâteaux et de thé. L’appétit du roulier, quoi!
Nous bourrons nos pipes et les heures s’envolent délicieuses tandis que Dechêne me conte des aventures de chasse. Il me révèle des particularités intimes de la vie des élans. Une fois, cerné de près par une bête blessée, force lui fut de grimper dans un arbre. Ne pouvant se défaire de l’orignal, il eut l’idée géniale d’imiter les aboiements du chien. Surpris, autant qu’inquiet, l’animal s’en fut pour ne plus revenir.
Le vent souffle dans les sombres aiguilles des sapins. Tout près de moi le feu pétille. Bercé par ces bruits magnifiques, je m’endors au moment où Dechêne venait de tuer son premier ours.
De bonne heure le lendemain, boute-selle. Nous partons à l’aventure en suivant les pistes fraîches. Elles abondent et nous n’avons que l’embarras du choix. La marche est difficile car il a plu la nuit et les branches sont trempées. Nous faisons, en marche inverse, le chemin de la veille, afin d’atteindre un petit pré naturel que borde une clairière.
Mais qu’est-ce? Sur la piste, une masse claire. Notre tente. Elle sera tombée sous l’effet des secousses. Nous la prendrons en revenant.
La visite du pré ne décèle rien de particulier, si ce n’est que les grosses bêtes sont déjà reparties. Elles marchent continuellement. Nous retournons au camp en emportant la tente.
Nous déjeunons rapidement puis repartons en chasse. Cette fois nous prenons un grand parti. Nous allons nous rendre à l’autre lac, distant de quelques milles. Il pleut, mais tant pis. La piste devenant ruisseau, Dechêne suggère de couper en ligne droite. Va pour la ligne droite, mais sans boussole et par temps sombre, je nous plains si nous nous perdons.
Alors commence une ascension, le lac étant au sommet de la montagne, dont je garderai toute ma vie le souvenir. Nous escaladons des roches, nous tombons dans des trous, glissant sur les feuilles mortes; les branches nous cinglent le visage. Je fais toute une partie du chemin à quatre pattes. Ma sueur se joint à l’eau de pluie et mon cœur tonne dans ma poitrine. Devant moi, Dechêne bondit comme un chamois. Je lui passe la Winchester, ce qui ralentit considérablement son allure et augmente la mienne. J’aurais dû y songer plus tôt. Maintenant c’est moi qui suis devant. Ne sachant où aller dans ce maquis intense, je l’attends au milieu des ronces. Nous montons toujours. L’air devient pur et le brouillard cesse. Par une échancrure de la forêt j’aperçois tout à coup une sorte de vallée. La vue porte loin de ce point culminant. À longueur d’horizon des arbres, encore des arbres. L’aspect des lieux me suggère quelque chose de familier, de déjà vu. Quoi? Je cherche un moment pendant que mon guide fait le point. J’y suis: la vallée qui surplombe le château de Murels. Il est doux de se souvenir. L’année dernière, à pareille époque, précédé d’un guide charmant et combien plus mignon (malgré tout l’amour que je vous porte, mon cher Dechêne), j’ai escaladé les pentes d’un château-fort qui domine l’Auvergne. C’étant en doulce France et ma compagne s’appelait Jeannette Barbecot.
Du haut de ce contrefort antédiluvien, enfoui jusqu’au cou dans la ronce qui pique, la lèvre sèche et le front moite, je pense à vous chère amie et baise le bord de votre jupe.
Mon guide me voyant rêveur croit à une faiblesse et dit: « Nous approchons ». Me détachant du lac Chambon, je prends la file indienne, ne sachant plus exactement si je suis là ou encore en Auvergne.
En déclarant le lac tout près, Dechêne parlait par hyperbole. En fait, il nous fallut une bonne demi-heure de marche pour atteindre la savane marécageuse qui en circonscrit les bords. Sur un arbre jeune encore, mon guide me montre une coche. Nous venons de rejoindre la piste. Les guides ont accoutumé de faire de telles entailles à la hache, pour marquer leur passage. Renouvelant ainsi l’expérience du petit chaperon rouge avec ses cailloux, ils peuvent revenir sur leurs pas sans se perdre ni consulter la boussole.
Bientôt nous pataugeons dans une herbe flasque et qui cède sous nos pas. Il faut marcher vite pour ne pas enfoncer. Devant nous le lac fume.
Nous faisons halte et regardons. Un à un nous étudions tous les objets qui apparaissent à la surface. Ici des rochers, là un arbre mort, plus loin des oies sauvages. Toutes choses insignifiantes quand on poursuit le fauve. Je dis: « rien », Dechêne répond: « rien » et nous sentons tout d’un coup la fatigue.
Je demande à mon guide à quelle distance dans l’eau on tire le plus souvent l’élan. Il m’indique une petit rocher à deux arpents de là. Je propose de tirer pour essayer ma force. Dechêne acquiesce avec joie. Il me demande seulement de viser légèrement en avant pour vérifier son arme. Il craint qu’elle n’ait une tendance à dévier à droite. J’ajuste et fais feu. Le coup porte en plein centre et fait jaillir l’eau à un pouce de la pierre. Dechêne siffle d’admiration. « Fuitt, dit-il, vous tirez joliment bien ». Il me demande d’essayer la crête. J’épaule et tire. La balle rase le sommet qu’elle coupe, en lançant de part et d’autre de semblables éclats. Cette fois, mon guide n’y tient plus, je crois qu’il va m’embrasser – et souhaite d’être en Auvergne – mais il se contente de me serrer la main en ajoutant: « Je n’ai jamais vu tirer comme ça ». À trois cent soixante pieds de ma mire, j’ai fait « mouche » sur les deux buts qu’il m’a proposés.
Dechêne soupire et déplore le feuillage qui abrite les élans – car ils sont près de nous à en lire les traces fraîches. Il en pleurerait presque.
Nous revenons épuisés et trempés. Dechêne ranime les feux et je me déshabille. Pendant que mes vêtements sèchent, je fais le tour du propriétaire. Pour la première fois de ma vie, oh, joie sublime, que seul Adam connut avant le péché originel, je me promène tout nu. La nature florissante autour de moi sourit et je m’imagine, avec complaisance, dans le paradis terrestre. Instinctivement je cherche Ève.
Laborieux, mon guide prépare le repas et éventre les truites. L’odeur du beurre dans la poêle taquine mes narines. Je quitte le ciel pour retomber sur terre et m’enveloppant dans une couverture – ce qui me donne un air mi-empereur romain, mi-lutteur forain – je m’approche de la table. À genoux, Dechêne dit son bénédicité; ce garde-feu est doublé d’un saint. Je vis tout simplement dans l’incroyable.
Attiré par notre festin, un porc-épic de forte taille vient nous rendre visite. Il faut le chasser. Je laisse ce soin au garde, car, entre nous, dans ce simple appareil je cours de sérieux risques. Je ne suis brave que dans des bottes.
Le soleil nous venant en aide, tout est bientôt sec et nous nous équipons. Je bourre mes poches de cartouches, pique une douzaine de mouches artificielles sur mon chapeau et me dirige vers le lac. Pendant mon absence, Dechêne démontera la hutte, installera la tente et fera la popote. Le brave homme, le saint homme.
En approchant du marécage, je me remémore la théorie du fantassin en campagne. C’est sérieuse affaire, car je pourrais tomber sur un ours. Imitant Dechêne, je fronce les sourcils et cherche l’ennemi. J’avance avec précaution, la carabine à hauteur de ceinture. Mon index crispe la gâchette. Je sens que ça bouge dans les gaulis, mais n’entends ni ne vois rien. Au-dessus de ma tête quelque chose s’agite… C’est un minuscule oiseau-mouche qui fait du trapèze autour d’une branche pendante. Je pense ironiquement à mes balles explosives.
Je m’installe près du lac et la pêche commence. Sur le point de chute les truites se précipitent. Je ferre et suis forcé de noyer le poisson pour mieux mouiller mon fil. Autrement tout casserait, car il tire ferme le coquin. Depuis vingt-neuf ans je n’ai vu autant de truites. J’avais entendu parler de choses fabuleuses, mais – comme c’est mon habitude – n’y avais jamais cru. Et cependant le fait est là. Pour me reposer et un peu par curiosité, je change mes mouches. J’en mets des grosses, des petites, des rouge vif, des noires, des jaunes, des blanches. Toutes ont le même succès. Je jonche le sol de salmonidées variant de tailles et de couleurs. Il y en a de sombres et de claires avec une infinité de petits points rouges.
Une truite de forte taille venant de s’enferrer, je juge bon de l’épuiser et laisse filer le moulinet. À ce moment un bruit curieux, juste derrière moi dans la forêt, me fait sursauter. Je crois à une surprise et, sans lâcher ma ligne dont le fil s’enfuit, je bondis sur la Winchester. Plaçant la crosse entre les genoux, je fais jouer le levier pour armer le canon. Ainsi équipé, je suis imposant. À trente mètres de mon poignet gauche, qui la tient en respect, la truite proteste énergiquement, tandis que de la main droite j’épaule la carabine. Trempé de sueur, soufflant pour écarter les moustiques et écartant les jambes pour subir le recul, j’attends…
J’attendrais encore si le pic-vert qui vient de faire cet horrible tintamarre du bout de sa doloire, ne s’était montré à ma vue. Surpris par mon attitude incroyable, il plonge en riant et disparaît dans le hallier. Quelle émotion! Je ramène une truite épuisée et qui demande grâce!
Deux heures après, Dechêne me rejoint. Il a trouvé une vieille barque faite à la main par quelque ermite. Nous prenons passage. L’eau gicle dans la barcasse et il faut pomper énergiquement, à l’aide d’une boîte de conserve, pour ne pas sombrer. Malgré le bruit, les truites mordent aussi joyeusement, et nous avons le plaisir de les conserver vivantes à fond de cale.
L’eau du lac est si claire qu’on en voit le fond. Partout des truites. De temps en temps les andouillers ou les os d’un cerf dont on a jeté la carcasse. Ces découvertes sont funèbres. Certaines carcasses sont recouvertes de gigantesques sangsues. Du coup je pense au bateau qui prend l’eau et j’assiste la pompe.
Nous essayons de regagner la rive, mais la perche qui sert à pousser l’esquif est trop courte; elle enfonce dans la vase sans atteindre le fond. Celle-ci, gluante et visqueuse, s’attache au bois et nous tournons sur place sans pouvoir avancer. L’eau monte sans arrêt. Je pompe avec une énergie que décuple la crainte de patauger dans trois mètres de vase. Nager est chose facile, mais on ne saurait aborder un fond aussi traître. Il faut à tout prix atteindre les bancs de sable. Dechêne, qui ne sait pas nager, se sert maintenant de la perche comme d’une godille; il travaille le bois avec une adresse qui lui attirerait les compliments d’un quartier-maître de manœuvre. Lentement nous avançons. Nous atteignons enfin le sable doré sur lequel nous « mordons » et, de nouveau, sommes sauvés.
Nous amarrons le bachot-vivier à un billot dont la moitié émerge. Les truites grouillent sous le banc de nage et nous essayons, sans succès, de les compter – il y en a trop.
L’appel subit autant qu’imprévisible d’un orignal nous tire brusquement de notre occupation. Nous courons sus à la carabine. Puis calmés par la vue du canon qui brille, nous prenons siège sur un tronc d’arbre que la foudre a couché et attendons les événements.
De nouveau l’appel se fait entendre. Le fauve est à l’orée du bois, de l’autre côté de la queue du lac, à deux arpents de nous. On ne le voit pas. Caché derrière les lianes et le feuillage touffu, il inspecte prudemment les lieux. On ne l’en saurait blâmer.
Chose excessivement curieuse, l’élan n’a pas le sens olfactif ni la vue développés. À deux cents mètres, cette bête formidable ne distingue pas très bien les objets. Défaut physique qui est celui du bœuf. C’est ce qui fait qu’avec du sang-froid et une souplesse d’indien, on peut souvent le tirer à portée foudroyante. Sûr de sa force et curieux par là-dessus, il répond volontiers à l’appel du chasseur qui imite la femelle. Lorsqu’il s’aperçoit de son erreur, c’est le moment d’agir.
La prudence doit parler en maîtresse à l’oreille de notre bête, car elle refuse de procéder plus avant. Mais notre patience est sans limite et nous attendrons aussi longtemps qu’il le faudra. Les oiseaux de proie pour qui la forêt n’a pas de secrets et qui planent là-haut, très haut, dans le ciel, s’intéressent à la joute. Ils connaissent les jolis bénéfices que l’on retire d’un coup de fusil et s’appellent à grands cris d’une montagne à l’autre. Tous viennent tournoyer, attentifs et curieux, au-dessus de nos têtes.
Notre élan les entend, il comprend le danger. Sentant la mort rôder il rebrousse chemin et – comme le loup dans la nuit – s’enfonce dans le hallier.
Dechêne me fait signe de porter mes regards sur l’autre bord du lac. Rien. Il insiste en disant que ça bouge sur les billots. Je lui demande un relèvement, car je n’aperçois toujours rien. Il fait le point et tout de suite je vois. Une bête noire escalade les troncs abattus. À la distance où nous sommes, je juge qu’elle doit avoir au moins un mètre de haut. Bientôt un deuxième animal, apparemment moins grand, la rejoint. Puis, chose curieuse, sa taille subitement s’élève et ils deviennent aussi grands l’un que l’autre. Dechêne dit: « des porcs-épics ». Ils dressent leurs piquants et se font la cour. Qui n’a vu une scène d’amour entre deux porcs-épics ignore tout l’art d’aimer. C’est unique. Ils poussent des cris perçants en se frottant le nez, puis s’éloignent en grognant pour bientôt revenir. Pleins de repentir, ils tournent autour des souches en causant à voix basse. Convaincus enfin qu’ils sont faits l’un pour l’autre, ils grimpent sur un hêtre pour se prouver leur flamme.
Nous revenons au camp pour casser la croûte.
Je ne le reconnais plus. Pendant que je taquinais la truite, Dechêne en a changé l’aspect. La hutte d’écorce a cédé la place à une tente kaki qui donne ce je ne sais quoi de militaire à l’endroit et qui me fait penser à l’armée Sikh que les Anglais amenèrent des Indes pendant la guerre. Nous faisons une sérieuse collation et retournons bien vite au lac. Nous voulons prendre nos positions d’affût avant la nuit.
Ce lac est fascinant. On le revoit avec joie; c’est avec chagrin qu’on le quitte. Sa surface est un miroir où se contemplent les grands sapins sous les nuages qui se pourchassent. La truite saumonée en est l’hôtesse, l’oie sauvage l’invitée. Les grands fauves s’y baignent, l’oiseau s’y abreuve. Rien ne peut donner idée de sa sauvagerie ni de sa beauté.
« C’est là que je voudrais vivre… »
Dans le demi-jour lunaire qui éclaire la vieille forêt, l’acier de mon fusil brille d’un pâle éclat. Ça fait très chasse, très gravure du catalogue de la Manufacture d’Armes et Cycles de Saint-Étienne. Je me rappelle justement une aquarelle qui représentait, à la section des armes, une chasse à l’élan en Pologne. Rien de plus véritable que cette peinture maintenant que, dans les mêmes conditions, je suis sur un terrain semblable. Je ne me doutais guère, à l’époque, – j’avais alors douze ans – que je vivrais moi-même les heures enivrantes que ce tableau faisait concevoir.
Les sons de la veille se renouvellent. On entend des bruits de pas, mais loin, dans une direction opposée. Un renard jappe. Les moustiques nous entourent par milliards et forment d’immenses grappes que trouent, d’une façon bizarre, les chauves-souris vacillantes. Un hibou veut nous faire peur en criant « au loup-garou », mais sans succès. De temps en temps, la brise tiède qui monte de la Baie des Chaleurs nous apporte le miaulement d’un loup-cervier en quête de chevreuils. Il se plaint amèrement de ne rien trouver et le dit d’effrayante façon. Sa « bredouille » me le rend presque sympathique.
Les moustiques me dévorent. Je suis brûlé par le soleil et leurs piqûres me font horriblement souffrir. Il y en a vraiment trop. Dechêne lui-même, ce dur-à-cuire succombe et nous nous en allons. Non sans avoir jeté un regard circulaire et attentif sur tout ce qui nous entoure.
Le cheval nous fait joyeuse fête. Le temps lui a fort duré toute la journée. Il piaffe et réclame son avoine. On vide la moitié de mon oreiller dans une panière d’osier et on lui porte cette précieuse manne.
La tente est extrêmement confortable, bien que moins poétique que la hutte. Dechêne a installé le fourneau à l’intérieur et la fumée (à part celle dont on se sert comme « boucane ») s’enfuit par un génial assemblage de tuyaux. Au-dessus du canevas, elle s’élève, tout droit, dans l’air que les sapins parfument.
Nous faisons un plantureux repas préparé par les soins experts du garde-feu et, en buvant le thé, nous fumons les dernières pipes. Nous sommes littéralement morts de fatigue. Cela fait deux jours que nous marchons, ne dormant que quelques heures entre chaque randonnée. Je dis bonsoir à Dechêne et je m’étends sur un lit qui sent bon la résine. Avant de m’endormir, j’entends une dernière fois les huards pleurer à la lune, là-bas, dans le marais.
Un bruit étrange me tire du premier sommeil. C’est une souris qui s’est introduite dans mon oreiller, attirée par l’avoine. J’ai tout le mal du monde à l’en faire sortir. Elle venait de découvrir le veau d’or, la petite, et n’entendait pas être dérangée par qui que ce soit.
Je me rendors…
Quelqu’un marche sur la piste qui monte au camp. La foulée est longue. Un caillou qui roule sous les pieds me réveille. Dans l’obscurité de la tente je distingue Dechêne qui rampe vers la sortie. Au même moment, si près que j’en ai sursauté, la bête fait un violent écart, semblable à celui d’un cheval, et bondit dans la forêt. Elle a vu la tente et passe derrière nous, dans un tonnerre de branches cassées. Une véritable charge de cuirassiers. « C’est de valeur », dit Dechêne, « si nous n’avions point dormi nous l’aurions tué à bout portant ». Et ce disant, il glisse des balles dans le magasin de la Winchester et couche l’arme entre nous deux.
Le lendemain, au petit jour, nous allons relever le pied. Je comprends le bruit de cavalerie en voyant les traces qu’a laissées l’élan. Ses sabots se distinguent très nettement dans le sol. Il devait être énorme. Dechêne en convient et plus que jamais, soupire.
Avant de lever le camp, nous déjeunons. Puis nous démontons la tente, le fourneau, les chaises et tout le fourniment. Nous remplissons un chaudron de truites fraîches. Elles ont passé la nuit dans la barque et, tout-à-l’heure, Dechêne est allé les chercher. Bientôt le chariot est armé. Il y a moins de paquets. Les sacs de foin, d’avoine et d’aliments sont vides. Mon guide enterre du sucre et des pommes de terre dans une cachette; cela lui servira dans le courant de l’été lorsqu’il viendra seul et sans cheval.
Avant d’atteler, je propose de tirer une dernière salve pour saluer l’aurore. On prend une des boîtes vides que l’on marque au centre d’une tache noire. Placée dans la forêt sombre où, à cette heure, la visibilité est excessivement faible, je parviens cependant à toucher près du centre, un peu à droite. Je corrige ma visée et fais feu. « Manqué » dit Dechêne. Je lui dis: « Allez voir. »
La balle a si bien porté au centre qu’elle épouse la forme de la tache. Il faut être dessus pour voir le trou. Je veux emporter le « carton », mais Dechêne me conjure de le laisser là. Lorsqu’il guidera des chasseurs, l’automne prochain, il veut les faire tirer sur la même cible et juger leur habileté.
L’heure passe et le soleil se lève. Vite nous attelons et, en avant. Comprenant que nous revenons au logis, le cheval tire gaiement sur les rênes. Nous marchons d’un train d’enfer. Dechêne descend et me confie les guides. Le cheval obéit à la plus infime tirée et c’est plaisir que de le conduire. Nous retraversons nos fondrières sans qu’il y ait lieu d’exciter la bête, tant elle a hâte de rentrer. Les moustiques la rendent folle. Nous reprenons d’assaut les grands arbres couchés. Le cheval va tellement vite que j’ai peur de casser la voiture. Elle craque de toutes parts lorsque nous redescendons les troncs à pic.
Des ailes qui battent l’air me font lever la tête. Un gros oiseau vient de se poser au faîte d’un Douglas. J’arrête le cheval et fais signe à Dechêne d’approcher. De loin je désigne le volatile, qui tient à la fois de la perdrix et du pigeon et qui est gros comme une poule. Parlant bas à mon guide, je lui demande quel genre d’oiseau c’est là. Il me répond à haute voix, sans modifier sa marche, que c’est une perdrix de savane. « Chut », dis-je, « vous allez l’effrayer et je voudrais bien la tirer. » Je ne sais à quoi cela tient, mais mes remarques ont toujours l’air d’amuser énormément Dechêne. Il m’apprend en riant que la perdrix de savane est d’un naturel très curieux et qu’il faut au contraire exciter et retenir son attention pour l’empêcher de fuir.
Mœurs certes curieuses et qui feraient, à bien des points de vue, les délices de nos Provençaux.
Je prends la carabine que j’arme. « Visez la tête » me dit Dechêne, « car autrement vous ne retrouverez plus rien. Il ne faut pas que la balle explose dans le corps. » Mais l’oiseau est fort haut et, placé comme il est, je n’en vois pas la tête. « Attendez », dit Dechêne, « ne tirez pas. » Il s’éloigne, à ma gauche, sur une ligne parallèle. De là, par une mimique qu’il doit tenir de quelque indien, il attire l’attention de la perdrix qui le fixe attentivement. La tête se détache maintenant très nettement. Je vise avec précaution et presse la gâchette.
Décapité, l’oiseau tombe raide.
« Bien », dit Dechêne. « Ciel que vous tirez bien. » Mon tir a le don de l’enchanter. Je cours ramasser le volatile, qui est de la taille d’un gros faisan. Ses couleurs sont fauves comme celles de la perdrix, avec un peu du bleu des ramiers migrateurs. C’est une pièce superbe. Mon guide me dit, en grand secret, que cela parfume d’une façon exquise la soupe. Je le crois.
Nous montons en voiture. Pendant le voyage, Dechêne me fait l’école. S’il m’arrive d’être un jour perdu en forêt, sans vivres et la cartouchière vide, voici le moyen de me procurer poil et plume sans faire parler la poudre.
Plume: La perdrix de savane étant, comme il a été précisé, excessivement curieuse, il s’agit lorsqu’on la voit, de constamment l’intéresser. On coupe, à cet effet, une longue gaule que l’on munit à son extrémité d’un lacet fait de liane tendre. On grimpe ensuite sur l’arbre où elle se tient, puis, s’approchant d’elle et toujours lui causant, on lui tend la perche. Fascinée par la boule qui pend, la perdrix y introduit la tête. On tire alors violemment et voilà pour le salmis.
Poil: Il consiste en la personne du porc-épic dont la chair est, paraît-il, délicieuse. Cet animal, parce qu’il marche lentement peut, malgré sa taille, être assez facilement tué avec un gros bâton. On interdit du reste formellement aux chasseurs ayant des munitions de le tirer. A l’instar des crocodiles, autrefois, sur le Nil, il est sacré et ne peut être poursuivi et attaqué que lorsque, aux prises avec la faim, on n’a plus de cartouches.
Il se réfugie fréquemment dans les arbres. Sa chasse est parfois assez difficile, d’autant plus que ses piquants sont toujours redoutables. Les chiens se saignent à blanc sur cet animal qu’ils ne peuvent vaincre. Un violent coup d’épieu appliqué avec science, et l’on en vient à bout. Voilà pour le civet.
Comme Dechêne termine son cours d’histoire naturelle, nous sortons de la forêt vierge. Immédiatement des hommes…
Ils font signe au garde d’arrêter et lui demandent un permis de passage, car ils ont à faire dans le bois. Complaisant, Dechêne descend leur délivrer ce passeport. Parmi les hommes, deux femmes. Elles sont bronzées et ont l’allure farouche des humains qui voient rarement leurs semblables. Allons, nous sommes encore loin de la civilisation citadine. Tant mieux!
La marche est maintenant facile et nous atteignons sans difficulté le bord du précipice où l’on domine le fleuve. Le spectacle me paraît encore plus beau que la première fois. En arrière de nous, Dechêne me montre dans le Sud-Sud-Ouest, le fameux Mont Albert où règne le caribou et dont le sommet est encore couvert des neiges d’antan.
À cet endroit de mon récit, j’ouvre une parenthèse pour souligner que contrairement à la créance populaire, « antan » signifie littéralement « l’année d’avant » et non, comme le veut à tort Larousse « le temps passé ».
Donc, sur le Mont Albert, les neiges d’antan. Un dernier regard circulaire sur toutes ces belles choses, une dernière pensée rétrospective à la grande aventure que nous terminons et, telle la garde impériale entrant dans la fournaise, nous nous précipitons dans le vide. De ses quatre fers le cheval freine. Il manœuvre avec une sûreté qui m’enchante. La pente est verticale et le moindre faux pas nous enverrait au diable; moi du moins, car Dechêne irait au ciel. Comprenant le danger que je cours et soucieux du repos de mon âme, la noble bête pare à tous les dangers et nous dépose bientôt dans la cour du cottage alpestre. Il devrait y avoir des décorations pour les bêtes.
Je prends congé de mes hôtes puis, remerciant Dechêne de sa magnifique hospitalité, je me fais conduire en auto à Sainte-Anne. Je conserve de mon guide un souvenir que rien ne pourra jamais effacer et, si Dieu me prête vie, j’espère faire avec lui, dans les temps à venir, de glorieuses chasses au pays des Hurons.
Au moment où j’écris ces lignes, la chaleur est torride. Pendant la rédaction de ce récit qui a duré plus d’une semaine, la température s’est maintenue entre 100 et 110 degrés Fahrenheit, soit une variation de 38 à 44 degrés centigrades. Trempé par l’humidité qui s’exhale de partout, je vais être obligé de le terminer plus tôt que je ne l’aurais voulu. En vérité, il faudrait des mois pour raconter tout ce que j’ai vu, sans compter la théorie d’inquatre -vingt-seize qui en contiendrait le texte. Autrefois, dans les bars du Far-West, on invitait les cow-boys à ne pas tirer sur le pianiste, parce qu’il faisait de son mieux, le malheureux. Partout des inscriptions « Don’t shoot the pianist, the poor fellow is doing his best, » faisaient appel à l’altruisme des batteurs d’estrade. J’implore la même indulgence.
Je passerai donc rapidement sur les scènes agréables et charmantes qui marquèrent à la fois mon retour des bois et la fin de mon séjour à Sainte-Anne-des-Monts. Gâté par Éva, Madeleine et Mariette qui me faisaient toutes sortes de petits plats fins, conversant librement avec les habitants dont j’ai déjà signalé la simplicité et la bonté, je serais volontiers demeuré plus longtemps dans ce lieu de repos et de chasteté si les nécessités du service de m’avaient rappelé aux États-Unis.
Donc, un beau matin de juillet, en compagnie de deux Frères rubiconds qui s’en allaient à Québec, j’ai quitté la Gaspésie sous les auspices du fidèle Chouinard. « Partir, c’est mourir un peu. » J’espère bien quelque jour renaître de mes cendres et retourner au « Pays de nos Pères ». Lorsqu’ils s’éloignent du Hoggar, les Touaregs deviennent malheureux et souffrent; or, depuis que j’ai quitté la Gaspésie, je suis nostalgique…
De passage à Québec, je me suis livré à une sorte de rallye-paper pour revoir tout mon monde. J’ai poussé une pointe à Sillery, espérant bien présenter mes hommages respectueux à la Révérende Mère Marie-du-Bon-Conseil, mais je comptais sans le Saint-Ministère. La jeune Révérende, au chant d’oiseau, faisait une « retraite fermée. » Malgré mon insistance – j’y tenais – il me fut impossible de voir le plus petit bout de sa cornette. On ne badine pas avec la Règle en Province de Québec!
Je m’en fus confier mon chagrin à la Sœur Saint-Josaphat, cette tante au regard si doux, qui rien que par sa vue me consola. Il y a des gens comme ça, dont la simple présence remédie aux plus grandes calamités. La Sœur Saint-Josaphat est une panacée vivante et combien humaine!
Trois jours plus tard, par une chaleur hyper-tropicale qui rend amer le meilleur tabac et déteint les vêtements, mon train pénètre en gare de Washington. Des légions d’orthoptères cachés dans les tilleuls agitent aigrement leurs crécelles: « Tzitt, tzitt, tzitt, tzitt… » disent-ils, parlant par T.S.F. Cela casse les oreilles et entame les nerfs. Pendant des mois il faudra subir ces cris maudits, signes précurseurs des lourdes chaleurs, de l’humidité qui étouffe et des nuits sans sommeil.
À la sortie, souriants, les Barbecot m’attendent. Je leur serre la main et Mariette dit: « Alors? » Son visage est un point d’interrogation. Comme toutes les femmes, dont ma Mère et mes tantes, elle saisit mal cette nécessité impérieuse qui force certains hommes à risquer l’aventure pour l’unique plaisir d’affronter la nature. À quoi je réponds qu’il y a trois grandes passions: celle de Dieu, qui pousse l’homme à se déposséder et revêtir la bure; celle de la Femme, qui nous fait son esclave; celle des éléments, qui nous chasse du foyer pour courir les halliers… Irrémédiablement affligé des deux dernières, j’épie avec angoisse les symptômes de la première.
Donc, persuadée que mon ardeur première s’effriterait au contact de Gaspé, Mariette s’inquiète de ma santé et veut connaître mes impressions. Je l’invite affectueusement à lire ce qui précède.
Le surlendemain, je reprends mes fonctions officielles et m’installe devant un bureau où s’amoncellent lettres, télégrammes, circulaires et communications – tous organes par quoi les hommes manifestent leur ignorance.
ENVOI
En terminant, c’est à vous, Éva Leclerc et Sœur Saint-Josaphat, que vont mes dernières pensées. Toutes deux vous êtes le symbole d’une patrie qui nous est commune. Unis par des liens de race et de communauté de pensée, nous aurions pu naître indifféremment vous en France et moi en Gaspésie. Vous avez su me faire comprendre le Canada et me le faire aimer au-delà de toute expression. Je vous remercie de votre réception si pleine de tact qui dénote à la fois un sens profond de l’hospitalité et un grand cœur. Je reviendrai. Profitant de votre bonté, en usant peut-être, je resterai plus longtemps cette fois. J’aime la Gaspésie et je veux la revoir. Je veux sentir encore mon cœur battre au spectacle des drapeaux français claquant au vent sur chaque toit. Même chez moi, je n’avais vu chose pareille. Faut-il aller au Canada pour comprendre la France? Je ne suis pas poète, mais j’ai un sens profond de la beauté, de la bonté et de l’amour. Vous m’avez révélé des sentiments d’une délicatesse exquise et je vous en suis reconnaissant. Partout, sur mon passage, j’ai rencontré des gens, certains de situation sociale plutôt humble, qui m’ont dévoilé une fierté de race et un amour de la France devant lesquels je me découvre bien bas.
Éva Leclerc et Sœur Saint-Josaphat, je vous dédie ce récit et vous en fait hommage.
Washington, le 31 juillet 1930
André Fiot